Majestueux palais. Bien moins que celui du Mizukage, bien sûr – c’était là une évidence, il fallait avoir la tête sur les épaules, tout de même. Mais il fallait reconnaître que les impériaux avaient un certain goût en matière d’architecture.

Il se dégageait des lieux une certaine aura intimidante. Tokage l’avait ressentie dès que l’escouade kirijine avait mis les pieds dans l’enceinte du complexe. Comme si l’atmosphère, entre ces murs que l’on devinait chargés d’histoire et de péripéties, était plus lourde. L’air plus difficile à respirer. Et petit à petit s’insinuait en vous un étrange sentiment de malaise, une angoisse qui pénétrait la peau et les chairs jusqu’aux os. C’était affreusement anxiogène. Et, comme il évoluait au milieu d’un groupe qui semblait n’être constitué que de statues humaines, Tokage avait l’impression d’être le seul à ressentir ce malaise.

C’était là l’inconvénient d’avoir pour cortège des gens avec la capacité émotionnelle d’une petite cuillère.

La première entrevue avec l’Empereur avait été réservée à Aditya et Reikan. C’était bien naturel, sans doute. Mais Tokage avait la ferme intention d’échanger quelques mots avec Sendai Yahiko – c’était comme ça qu’il s’appelait, non ? - lui aussi. Après tout, s’il cherchait à en apprendre plus sur les Yamanaka, n’était-ce pas LA personne à laquelle s’adresser ? Il ne faisait aucun doute, dans l’esprit candide de Tokage, que l’Empereur avait nécessairement des connaissances étendues sur tous ses sujets. Comment aurait-il pu être leur juste souverain, sinon ? Bref.

Il attendit son tour. C’était encore plus stressant. Il eut tout le temps qu’il lui fallait pour mijoter, cogiter, se tordre et retordre les mains. Ce n’était plus tant ce qu’il allait apprendre sur les siens qui l’inquiétait, à présent, mais la seule perspective de se retrouver en tête à tête avec un Empereur. Il n’avait jamais rencontre d’Empereur. Jamais vu d’Empereur. Jamais parlé à un Empereur. Empereur. Et on leur avait dit de se tenir à carreaux. En temps normal, il aurait probablement cherché à briser les règles, précisément pour le plaisir d’emmerder Aditya. Mais il sentait bien qu’il y avait des enjeux qui dépassaient ses simples joies de transgression. Surtout, il comprenait qu’en s’aliénant les bonnes grâces du Teikoku, il perdait aussi l’occasion de se rapprocher des siens. C’eût été un brin contre-productif.

Lorsqu’il eut tant fait les cent-pas dans les quartiers qu’on lui avait attribués qu’il craignît de voir apparaître une tranchée dans le parquet soigneusement verni, il décida de prendre son courage à deux mains. Il inspira un grand coup – s’interrompit en cours de respiration, parce que ça lui avait donné la nausée – et prit le chemin de la salle du trône. En sortant de sa chambre, une ombre à la tignasse rousse l’interpella :

« Où tu crois aller comme ça ?

-Aux chiottes. J’ai pas le droit peut être ? »

Un gargouillis parfaitement repoussant de son estomac corrobora avec bonheur son propos. Junko haussa un sourcil faussement effarouché, et le laissa là à son excursion. Semblait-il, tout du moins … Tokage n’avait plus qu’à trouver l’Empereur, à présent qu’il était passé devant Cerbère.

La tâche était plus aisée à imaginer qu’à réaliser. Bien entendu, le palais était immense. Et il n’avait rien retenu des explications qu’on avait pu leur fournir à leur arrivée. C’était un dédale de corridors, somptueusement décorés, certes, mais tous si semblablement identiques qu’il était impossible au visiteur ingénu de s’y repérer. A plusieurs reprises, Tokage demanda le chemin de la salle du trône à quelque bonne âme qui croisait sa route. Plusieurs fois, on le conduisit à des cabinets d’aisances. Il avait le sentiment de ne pas bien se faire comprendre. Se pouvait-il que la langue du Teikoku ne soit pas la même qu’à Kiri ? Peut être n’avaient-ils pas la même notion du mot « trône » … A moins que le problème ne se situe à un autre niveau.

Finalement, il arriva devant ce qui pouvait bien être le lieu qu’il cherchait : la majesté de cette porte, et surtout la présence d’une garde renforcée semblait indiquer qu’il était arrivé à bon port. Il se trouvait tout penaud, devant cette allée de gardes armés jusqu’aux dents. Lui, l’éternel Genin de la Brume, ses deux bandeaux frappés aux couleurs de son village noués autour de son bras gauche, sa longue crinière violacée en désordre, faisait sans doute pâle figure face aux Immortels de l’Empereur du Feu.

« HALTE ! Toi qui te présentes à nous, quelle est ta requête ? »

Diable, c’est qu’ils faisaient peur les bougres. Tokage sursauta et poussa un petit cri assez minable, il fallait bien l’avouer, devant cette invective pour le moins inamicale. De quoi renforcer un peu plus sa nervosité. Il fit une sorte de courbette maladroite devant le garde qui l’avait hélé – il pensait que c’était de rigueur, dans les palais, lorsqu’on s’adressait à n’importe qui : il avait fait la même chose devant la gentille petit vieille qui était venue lui porter une serviette – et répondit d’une petite voix chevrotante :

« Euh ben … Hm … J- Je fais partie de la délégation de Kiri, j'm'appelle Yamanaka Tokage et je … Euh … J’aimerais bien voir l’Empereur. Si c’est possible … Sivouplé. »

Il sentait le regard froid et inquisiteur du garde sur lui. C’était pire qu’une douche glacée.

« Attendez là. »

Il aurait été bien incapable de marcher, de toute façon. Ses jambes étaient prises d’un soudain tremblement, et ses crampes d’estomac n’avaient fait que s’intensifier. Il sentait les premières gouttes de sueur glisser dans son dos. Des conditions parfaites, en somme, pour une entrevue avec l’une des personnalités les plus importantes du Continent.

Il lui sembla qu’une éternité s’écoula, pendant laquelle il mijota en silence face à l’allée des gardes de l’Empereur. Sa distraction était largement suffisant pour qu’il ne remarquât pas l’ombre à la chevelure de feu, tapie derrière un pilier, qui l’observait. Cette même ombre dont le regard ne se détacha pas de lui lorsque le garde revint, et clama de sa voix de stentor :

« L’Empereur va vous recevoir. »

Tokage déglutit – bruyamment – et suivit le garde jusqu’à la salle du trône. Son stress était tel qu’il ne distingua que la silhouette floue de l’Empereur, comme si ses yeux refusaient de faire la mise au point. Il avait l’impression qu’il aurait pu dégueuler son coeur tant il battait fort. Et son estomac s’était changé en une espèce de nœud gordien qui lui retournait les tripes. C’était un supplice, vraiment. Il avait l’impression qu’il allait exploser.

« V- Votre majesté mirifico-mirobolante et radieuse, monsieur ... »

Les courbettes, vite. Peste, qu’est-ce qu’il avait mal au bide … Il fit une sorte de révérence maladroite, qui le plia en deux. Et ce qui devait arriver arriva …

L’écho de sa flatulence devait résonner par la suite, au-delà même des murs de la salle du trône de l’Empire du Feu, jusqu’aux chroniques du Teikoku et dans la mémoire collective. Et ainsi, Yamanaka Tokage resterait dans les souvenirs du Feu l’homme qui avait pété devant l’Empereur.

Le jeune homme était évidemment mortifié. Dans cette situation, la meilleure solution était encore de faire l’autruche. Il fixa donc ses chaussures, essayant d’ignorer l’écho de son vent qui continuait de retentir dans son crâne …

« Et voilà. C’est la fin. J’vais me faire exécuter ici, comme un malpropre. Adieu ma femme, mes enfants. »

Oh, mais c’est vrai : il n’avait ni femme ni enfants.

La situation était tout de même dramatique. Etait-il possible de se combler de ridicule plus que cela ? C’était un challenge. Tokage avait toujours eu conscience du fait qu’il était un jeune homme plutôt décalé, assez marginal. Les symptômes étaient simples : il avait une attitude très décomplexée, et ne s’interdisait pas grand-chose. Il avait gardé, par bien des aspects, une âme d’enfant. Mais dans un corps d’adulte. Et, parfois, avec des problèmes d’adultes auxquels un esprit puéril ne pouvait pas faire face. De quoi créer un joyeux gloubiboulga.

Mais – soulagement – le souverain Empereur du Feu ne semblait pas avoir l’intention de le faire décapiter pour son concert improvisé. Allelujah ! Le frisson glacé qui avait parcouru l’échine de Tokage alors que les cornes de brume avaient résonné s’estompa. Il vivrait, un jour de plus tout du moins. Il n’avait pas mangé son dernier repas, n’avait pas dormi pour la dernière fois.

Ce pet ne serait pas son dernier. Tout était sauf, sauf l’honneur.

Misérablement, le regard chargé d’inquiétude, il releva la tête vers le souverain. Il arrivait à le voir distinctement, maintenant que l’adrénaline avait chassé les torpeurs de l’angoisse. Il fallait admettre qu’il n’était pas moche. Une première impression assez superficielle, mais que voulez-vous ? On ne se refait pas. Et puis, dans des moments comme celui-ci, ce genre d’attention à des détails pouvait permettre d’oublier … le reste.

Tokage délia sa langue, et, malgré la sécheresse terrible qui avait envahi sa bouche, il s’efforça de répondre aux questions de l’Empereur d’une voix aussi claire que possible :

« Je … J’m’appelle Yamanaka Tokage, votre … euh … Votre grâce … ? »

C’était bien le moment de se demander comment on appelait un empereur, tiens.

« Et ça va, merci … Juste un p’tit peu nerveux, mais ça va passer. »

Et pour ponctuer cette présentation, il rit d’un rire bien trop aigu pour être naturel. Une sorte de touche finale à un tableau qui n’en avait pas besoin, tant il était criant d’angoisse, déjà. L’expérience était diablement nouvelle, pour Tokage. Et il fallait reconnaître qu’il ne l’abordait pas avec sa décontraction habituelle. Il n’en restait pas moins naturel. Mais un naturel … crispé.

Restait la dernière question, qui était la plus compliquée. Tokage resta un instant hésitant, peuplant le silence d’un « Heuuuuu ... » particulièrement gêné et gênant. Il savait pourquoi il était là, mais, face à l’Empereur, toutes ses idées s’emmêlaient et il ne voyait aucune façon de les énoncer clairement. Finalement, il décida de se lancer, d’abandonner les tergiversations. Advienne que pourra, de toute façon il pouvait difficilement aggraver la situation.

« Alors en fait voilà ... J’suis un Yamanaka et j’veux en apprendre plus sur les miens, parce que mes parents ils sont venus à Mizu et pas le reste de mon clan et comme je sais qu’ils viennent d’ici je veux dire de Hi je me suis dit que c’était l’occasion de venir les rencontrer et d’en savoir plus sur leurs origines et comme vous êtes l’Empereur c’est un peu gonflé de ma part mais je me disais que vous étiez sans doute le mieux placé pour avoir des infos à propos d’eux parce qu’il paraît que c’est un des plus anciens clans de votre pays alors voilà ... »

Il avait dit tout ça très vite et d’une seule respiration. Autant dire que la clarté de l’information n’était pas à son paroxysme. Mais, sans doute, une intelligence supérieure comme celle d’un empereur – parce qu’un empereur avait forcément une intelligence supérieure, non ? - arriverait à décrypter ce charabia pour en tirer la substantifique moelle.

Tokage grand ses yeux les plus surpris en entendant la dernière question de l’Empereur. C’était une question assez stupide, et il s’étonnait de l’entendre sortir de la bouche d’un personnage d’une telle envergure. Tout ce qu’il s’était figuré de grandeur, d’intelligence supérieure au sujet de l’Empereur n’était donc basé que sur des illusions qu’il avait lui-même forgées ?

De sa voix la la plus candide, il répondit donc ces quelques mots :

« Bah … Aucun. »

Aucun intérêt. C’était la plus pure vérité. En tout cas, c’était le plus pure reflet du fond de la pensée de Tokage. Il n’était pas venu voir l’Empereur pour servir des ambitions de la Brume, pour tenter de rallier les Yamanaka à Kiri ou quelque autre projet farfelu du genre. A vrai dire, il se trouvait même insulté que l’on ait pu penser ça de lui. Etait-ce donc ainsi que réfléchissaient les têtes pensantes du Yuukan ? Ces grandes personnalités politiques avaient-elles à ce point perdu de vue des motivations bien plus humaines pour éclipser derrière des desseins pernicieux, derrière des calculs, la moindre démarche ?

Triste vie que la leur, si c’était bien le cas … Se figurer vivre dans un monde comme celui-là était déjà un supplice, pour Tokage. Essayer de déceler l’ambition secrète derrière chaque demande … Misère … Pauvres esprits des hommes de pouvoir.

L’avantage de ce mini choc émotionnel, c’est qu’il avait chassé, au moins en partie, l’anxiété qui avait pour l’instant été un carcan pour Tokage. Surpris, et légèrement déçu, la tension s’apaisa un petit peu. Et il put étoffer un brin sa réponse sur un ton plus serein, et sans trop s’emmêler les pinceaux, cette fois :

« J’veux dire … Faut pas vous imaginer que j’viens de la part du Mizukage ou quoi hein. J’suis pas venu vous demander de nous refiler toutes les infos que vous avez sur les Yamanaka pour les entraîner avec moi, pour lever une rébellion ou j’sais pas quoi. Même Aditya – vous savez, le grand blond qui a une tête à se flinguer - sait pas que j’suis là. Alors, franchement, si vous avez un seul intérêt à satisfaire en m’informant, bah ça sera que le mien. Et désolé, mais ça vous servira à que tchi si vous comptez utiliser ces infos pour des échanges diplomatiques. »

Une réalité brute, et donc violente, venait d’apparaître à Tokage : il avait, en effet, été bien naïf de se présenter ainsi à l’Empereur, les mains dans les poches, en se figurant qu’on allait lui livrer sur un plateau d’argent tout ce qu’il désirait savoir. Il ne s’était pas imaginé que les connaissances du Teikoku sur les Yamanaka puissent être une monnaie d’échange diplomatique, qu’on puisse lui réclamer des informations d’une valeur égale en retour. Et il se trouvait bien démuni, à cette pensée, car il n’avait aucune information qu’il jugeât digne d’intérêt pour un Empereur. Et, d’ailleurs, même s’il en avait eu une, l’aurait-il vraiment livrée ainsi, sans autre considération ?

« Donc … Si vous voulez échanger des infos sur les Yamanaka contre d’autres connaissances utiles sur Kiri, j’suis pas votre homme. Ma seule motivation c’est d’en apprendre plus sur ma propre famille. Si vous voulez vous servir de ça pour essayer de me prendre des infos que j’ai même pas … Alors vaut mieux en rester là, et j’suis désolé de vous avoir fait perdre votre temps, m’sieur l’Empereur. »

Un autre aurait trouvé cette dernière intervention audacieuse. Impétueuse, même, peut être. Mais Tokage était très loin de ces considérations, car, plus qu’à un Empereur, finalement, c’était à présent à un autre être humain qu’il présentait sa requête. La corde sur laquelle il essayait de jouer n’était pas celle de l’autorité, de la position hiérarchique.

Il attendit donc, en silence, son coeur battant à tout rompre, la réponse de Sendai Yahiko. Soit il restait, et ils pouvaient converser. Soit il était congédié, et il aurait à trouver quelqu’un d’autre pour le renseigner sur les Yamanaka, non sans avoir risqué de dégrader les relations entre Kiri et le Teikoku …

De ce risque-là, bien sûr, il navait pas conscience.

« Oh ben … Si y’a que ça pour vous faire plaisir. »

Tokage haussa les épaules. Certes, la vue d’un bras fait de chakra qui s’était faufilé dans sa direction comme une espèce de membre spectral l’avait un peu rebuté. Mais signer un contrat ? Ca n’était pas si terrifiant que ça. Surtout pour lui, en fait. D’une part, parce qu’il n’avait pas vraiment assez d’honneur pour se tenir fidèlement à la lettre d’un bout de papier : si jamais la situation l’exigeait, et que ça allait dans son sens, il n’aurait pas grand scrupule à revenir sur ses promesses, quand bien même elles étaient couchées sur le papier. D’autre part, parce que l’Empire avait bien plus à y perdre que lui. Si jamais l’envie le prenait de fournir les informations qu’il obtiendrait à d’autres autorités – ce n’était pas du tout dans sa ligne de mire, pour l’instant, mais sait-on jamais – les conséquences pour l’Empire dépasseraient largement celles d’une petite trahison personnelle. Alors que pour lui, après tout … Il risquait juste de mettre sa propre vie en danger.

Ca, et compromettre les relations entre Kiri et le Teikoku. Mais bon.

Tokage prit donc la plume, et écrivit sur le parchemin :

« Moi, Yamanaka Tokage, Genin de Kiri, jure à Sendai Yahiko, Empereur du Teikoku, que je viens lui demander de me fournir des informations sur le clan Yamanaka de mon propre chef, afin de satisfaire mes intérêts personnels, et non à la demande des autorités du village que je sers. Je reconnais également que si j’utilisais ces informations pour satisfaire d’autres intérêts que les miens qui créeraient une hostilité entre le village de Kiri et le Teikoku, moi, Yamanaka Tokage, deviendrais un ennemi du Teikoku. »

Se retenant de rajouter un petit « Bisous », il signa, sobrement, de son propre nom. Et voilà. Aux yeux de l’Empereur, sans doute que son destin était scellé. Pour lui, ça ne changeait pas grand-chose. C’était juste une perte de temps. Mais si ça pouvait lui permettre d’avoir ce qu’il cherchait …

Il souffla sur la plume comme sur le barillet d’un pistolet que l’on vient de décharger, et la reposa, de même que le rouleau qu’elle avait barbouillé, dans la main spectrale du Sendai.

« Voilà. J’vous laisse relire, mais j’crois que vous avez le serment que vous vouliez. Maintenant … »

Il n’aimait pas réclamer, mais il commençait à avoir envie de ces informations comme de pisser.

« Après j’vous rassure, hein. J’ai pas l’intention de créer du conflit ou quoi que ce soit. Déjà parce que ça m’intéresse pas, et puis aussi parce que vous seriez bien mal avisé de prendre mes actions pour représentatives de Kiri. J’veux dire … Okay j’porte les insignes du village, mais j’suis qu’un Genin, et pas avec le comportement le plus exemplaire, pour tout vous dire. Enfin, vous faites ce que vous voulez après hein. Si jamais j’vous sers de prétexte pour déclencher un conflit, tant pis pour moi j’imagine. Mais bon … »

Dis donc, c’est qu’il était en train d’essayer de faire la morale à l’Empereur, ce p’tit con ? C’était bien le comble. Mais quelque part, il avait raison : si l’Empereur en venait à menacer un p’tit Genin de rien du tout de le prendre comme prétexte pour un potentiel conflit avec Kiri, c’est qu’il était au bord du gouffre. Ca ou les informations qu’il était sur le point de révéler étaient particulièrement sensibles … Bystère et moule de gomme, comme on dit (on dit ça, non?)

Tokage garda bien soigneusement pour lui toutes les remarques qui lui venaient à l’esprit. Il lui paraissait stupide, inconscient qu’un leader puisse ainsi s’engager à prendre la responsabilité des actes de tous ses hommes. C’était s’exposer à bien des tracas, et surtout à des dangers innombrables. Combien de shinobis couvaient dans le secret de leur esprit des envies de rébellion, des désirs de désertion ? Surtout par les temps qui couraient. Ce grand méchant, qui avait partagé ses intentions avec tout le Yuukan, n’avait-il pas fait des émules un peu partout ? Tokage pouvait facilement comprendre que son message était tentant. Lui-même avait été tenté. Mais pas assez pour lui faire oublier les merveilleux avantages qui allaient avec la manipulation du chakra …

Bref. Certains valeurs propres aux meneurs d’hommes lui échappaient sans doute, et faisaient, dans leur absence, qu’il n’adhérait pas du tout aux paroles de l’Empereur. Mais il n’avait pas galéré à ce point pour trouver la salle du trône uniquement dans le but de disserter autour des grands principes qui devaient être ceux d’un dirigeant. Bien au contraire.

Les prochains échanges seraient cruciaux, et Tokage était bien conscient qu’il faudrait qu’il prenne très largement sur lui-même pour ne pas trop laisser transparaître sa nature. Pour une fois dans sa vie, il devrait faire preuve de modération, et de raison. Il en frissonnait d’avance. Mais le jeu en valait sans doute la chandelle. Il l’espérait, en tout cas, parce que sinon tout son voyage depuis Kiri n’était qu’une vaste blague qui ressemblait bien trop à une colonie de vacance particulièrement lugubre.

« Déjà, faut que je vous dise un truc : j’ai plus mes pouvoirs de Yamanaka. J’étais dans une sorte de coma pendant la Résonance, et je les ai perdus à ce moment-là. Vous vous en foutez probablement, mais j’le précise au cas où. »

Hmm, choisir un vocabulaire plus châtié ne ferait probablement pas de mal. Pour l’instant, il s’adressait à l’Empereur à peu près comme à sa poissonnière. Sans doute était-il habitué à un peu plus de cérémonie. Si la perspective de continuer à converser en ces termes avec une des plus hautes figures du Yuukan n’était pas pour déplaire à Tokage, il se dit, à juste titre, qu’il gagnerait probablement à se faire violence, et à adoucir son ton.

« Pour le reste, je sais presque rien, en fait, de l’histoire des Yamanaka. Mes parents m’ont raconté quelques trucs, mais vraiment pas grand-chose. Je sais que je suis né dans ce pays, à une période où les Yamanaka étaient pas vraiment le clan le plus désiré. Mes parents ont fui avec un petit groupe, et petit à petit ont fini par rallier les côtes de Mizu, où ils se sont installés définitivement. Je connais les capacités de mon clan, bien sûr. Mais c’est à peu près tout. »

C’était maigre. Très maigre. De ce filet d’informations, Tokage avait pu tirer des myriades de conclusions au fil des années. Toutes des hypothèses, évidemment. Il n’avait jamais vraiment cherché à creuser le sujet de ses origines auprès de ses parents. En fait, c’était une préoccupation très récente, en grande partie nourrie de la perspective de ce voyage qu’Aditya lui avait présenté sur un plateau d’argent. Pourquoi les Yamanaka étaient des indésirables ? Pourquoi ils s’étaient scindés en groupes ? Pourquoi ses parents avaient choisi de fuir le pays ? Autant de questions pour lesquelles il n’avait que des réponses commençant par des « peut être que ... »

« Comme vous le voyez, c’est pas grand-chose. »

C’était peu dire. Un esprit plus cru lui aurait facilement rétorqué : « C’est rien, même. » Mais il ne faisait aucun doute que l’Empereur, qui prenait tant de soin à envelopper ses phrases d’un velours choisi, développerait une réponse en bonne et due forme …

La proposition de l’Empereur laissa dans son sillage un long et lourd silence, comme le puissant écho d’un glas d’outre-tombe. Il fallut bien quelques secondes à Tokage pour comprendre pleinement ce qui se passait. On lui demandait de partir à la recherche de son clan. De les rencontrer. D’échanger directement avec eux. C’était pour le moins inespéré, comme opportunité. Tokage s’était figuré que les Yamanaka vivaient reclus – ce qui était apparemment bien le cas – et qu’en aucun cas ils ne se mêlaient à la compagnie du reste du monde. Aussi avait-il renoncé très vite à l’idée de les voir, en chair et en os, à l’exception des rares qui, comme lui, avaient fini par rallier leurs forces à celles d’un village caché ou d’une entité comme le Teikoku. Mais là …

Derrière la proposition alléchante se cachait tout de même un détail qui ne lui avait pas échappé, et dont il ne se retint pas de faire part à l’Empereur, si grand et si munificent qu’il s’efforçât de paraître :

« Hehe … Donc en fait, vous savez rien de plus que moi, ou presque … »

Heureusement que l’invitation rattrapait tout ça. Tokage avait quand même l’impression de s’être fait sacrément avoir, mais pas complètement rouler dans la farine non plus. C’était … une forme de consolation ? Un diplomate plus aguerri, ou simplement quelqu’un de plus sage que lui, aurait sans doute pris la précaution, avant toute visite à l’Empereur, de s’assurer qu’il avait bel et bien des informations à lui donner. Ca lui servirait de leçon !

« Votre offre est généreuse, j’accepte. »

Il n’y avait même pas eu besoin d’hésiter. C’était peut être de la précipitation, mais motivée par de bonnes intentions. Cet accord ne venait cependant pas sans requêtes :

« Mais j’aimerais émettre deux conditions, quand même. La première, c’est qu’aucun de mes camarades de Kiri ne participe aussi à l’expédition. Ca leur plaira sans doute pas, surtout à Aditya, et il faudra pas qu’ils partent sans moi, mais j’ai mes raisons. La deuxième, c’est que, si on trouve les Yamanaka, vos soldats me laissent avoir une entrevue en seul à seul avec eux, à un moment ou à un autre. Les histoires de famille, vous comprendrez sans doute ... »

Il avait formulé cette dernière requête sur le ton de la plus pure légèreté, et pourtant elle était fondamentale. Le secret de ses pouvoirs, qui n’avaient pas disparu du tout, semblait bien gardé de l’Empereur. Il avait, une fois de plus, joué sa petite comédie avec une adresse d’acteur expérimenté. La même adresse dont il avait fait preuve auprès d’Aditya et du reste de la troupe des Kirijins en vadrouille sur le Continent. Les seuls avec qui il était disposé à partager son secret – pour la bonne raison qu’il lui serait probablement impossible de le taire en leur présence – c’étaient les Yamanaka. Il avait rencontré une cousine, d’ailleurs, au pays. Ce devait bien être la seule de tout Kiri à savoir qu’il était un gros menteur …

Quant au fait de demander à ne pas être accompagné d’autres Kirijins, c’était à la fois pour garder son secret, et pour avoir un peu de liberté. Cette expédition, si elle devait avoir lieu, serait la sienne, et il n’était pas question qu’un « camarade » vienne y mettre les pieds. Parce qu’ils étaient tous des supérieurs hiérarchiques pour lui, et qu’ils l’empêcheraient de mener les choses comme il l’entendait, sous le prétexte que les Yamanaka représentaient un enjeu à l’échelle du Continent, et qu’il était trop irresponsable, et gnagnagna, et patati … Oh, bien sûr il n’était pas dit que les soldats du Teikoku qu’on lui assignerait comme escorte le laissent en totale liberté d’action non plus. Mais sans doute seraient-ils, eux, plus faciles à convaincre. Il lui suffirait de brandir la menace d’un mécontentement pour leur faire craindre des tensions entre Kiri et le Teikoku.

Il ne restait plus qu’à attendre la réponse de l’Empereur. Tokage était nerveux. C’était des responsabilités, tout de même … Etait-ce de ça dont il voulait parler, le Sendai couronné ?

Tokage dardait un regard froid sur l’Empereur. Ses requêtes avaient été battues en brèche. Ses demandes, refusées sans l’ombre d’une considération. En somme, il avait été humilié, et rappelé à sa juste place de Genin d’une puissance étrangère, qui n’avait certainement pas l’autorité d’exiger quoi que ce soit d’une des personnalités les plus en vues du Continent. Un acte d’une violence incroyable. Profondément blessant. Profondément avilissant.

« Tant pis, ça m’va quand même ! »

Il avait dit ça en haussant les épaules, l’air de rien. Et peut être que finalement, ça n’était rien.

A vrai dire, Tokage avait tenté sa chance, et c’était ce qui comptait le plus. Qu’il soit accompagné d’un de ses « camarades » kirijins ou non, ce n’était pas le plus grave. Bien sûr, il aurait préféré avoir l’assurance d’avoir la paix. Il avait la très désagréable impression qu’il allait se retrouver avec Aditya sur les pattes, et qu’il n’allait pas avoir la moindre opportunité de se mouvoir librement – à moins bien sûr qu’il ne la créée lui-même, ce qu’il ne manquerait pas de faire. Et pour son audience en tête à tête avec des Yamanaka, il pouvait très bien s’en remettre. Après tout, son clan n’avait-il pas des moyens de communiquer que le commun des mortels ignoraient ?

Quelque part, il y avait peut être une part de génie à ce qu’il venait de faire. Il avait renoncé à des prétentions qui semblaient particulièrement importantes, et qui auraient pu masquer des plans précis. Si l’Empereur les croyait contrecarrées, alors peut être penserait-il que les plans qui allaient avec tombaient face aux mêmes obstacles. Encore eût-il fallu que Tokage eût des plans, véritablement. En tout cas, s’il en trouvait d’ici à ce que cette expédition se mette en marche, il savait qu’il pourrait les mettre en place tout à son aise.

Tokage se releva. Tout ce temps il était resté un genou à terre, et il commençait à avoir une sacrée crampe. Il fit gigoter sa jambe histoire que le sang y retrouve sa place – une attitude parfaitement indigne de l’endroit dans lequel il se trouvait – avant de reprendre la parole :

« Quand est-ce que ça se fera, du coup ? Je sais pas combien de temps on va rester ici, le reste de la troupe et moi, à vrai dire. P’tetre qu’Aditya ou Reikan vous l’auront dit … »

Il garda pour lui le commentaire acide qui lui brûlait les lèvres.

« Pour ma part, j’en sais foutre rien. Donc j’pense que le plus tôt sera le mieux. Sans vouloir vous presser, bien sûr ... »

Evidemment qu’il voulait le presser. Il n’avait aucune intention de rester les bras ballants dans cette capitale inconnue en attendant qu’on l’emmène se promener à la rencontre des siens. Il voulait aller leur parler le plus vite possible. Si on lui avait dit que c’était faisable à l’instant, il ne serait même pas repassé par ses quartiers et aurait filé dans la forêt de Hi sans un regard en arrière.

« De toute façon vous savez où on habite, hein. »

Là encore, il garda sur lui sa blague du « V’nez boire un p’tit coup à la maison, à l’occasion. » Etrangement, il sentait que ça serait de mauvais goût.