« On ne peut pas faire du bouillon de poule avec des fientes de poulet. »
De Moses Isegawa (romancier ougandais), Chroniques abyssiennes.
Ayumi, ma fille de trois ans, qui d’ordinaire habitait chez mes parents, avait eu la possibilité de venir dormir à la maison. En effet, depuis la mort d’Hatsuka, ma femme, lors du massacre perpétré au sein-même d’Urahi il y a deux ans de cela, j’avais demandé de l’aide à ma famille. Ne supportant pas l’absence de mon épouse à mes côtés, j’avais eu beaucoup de mal à joindre les deux bouts. J’avais fini par admettre que, dans l’état actuel des choses, j’étais incapable de m’occuper seul de ma fille. Le temps dont j’avais besoin pour me reconstruire me semblait si long. De ce fait, tous les petits moments que je pouvais passer en tête-à-tête avec mon rejeton me permettaient de redresser la tête et de me prouver à moi-même que j’étais capable de le faire.
Cette peur qu’Ayumi me déteste pour notre situation familiale actuelle me trottait continuellement dans le cerveau. Les membres de ma famille m’avaient assuré que mon enfant avait conscience que je faisais de mon mieux. Mon rejeton chérissait tous ces moments que je pouvais passer avec lui et les attendait tous avec impatience. Ce soir-là, nous avions préparé ensemble un riz cantonnais. Ayumi adorait le riz cantonnais. Lorsqu’elle me demanda une quatrième fois de lui servir un nouveau bol, je lui fis savoir :
« Ma puce, tu en as déjà eu trois fois. C’est déjà très bien. »
« Mais, papa, j’ai encore de la place dedans mon ventre. »
Elle joignit le geste à la parole. Elle souleva son haut pour me montrer son ventre. Elle appuya plusieurs fois avec son index au-dessus de son nombril.
« Regarde, papa ! J’ai encore de la place. »
« Dans ce cas, garde la place pour les cookies de grand-mère. »
« Mais… mais non ! Touche, papa, touche mon ventre ! J’ai encore de la place pour du riz ET des cookies. »
Je m’exécutais. Je me demandais où est-ce que ma fille arrivait à mettre toute cette nourriture qu’elle ingurgitait. Lorsque j’en avais parlé avec ma mère, elle m’avait simplement souri en affirmant que je n’avais pas à m’inquiéter pour si peu. Elle me fit même savoir qu’à son âge, j’étais pire qu’Ayumi. Elle avait terminé son discours en déclarant que les chiens ne font pas des chats. Message reçu cinq sur cinq.
« La peau de ton ventre est toute tendue. Laisse un peu de place pour le dessert. »
Une petite mine boudeuse apparut sur le visage de mon enfant. Elle tenta une ultime attaque pour tenter de me soudoyer.
« Mais, papa ! Tu fais le meilleur riz cantonnais du monde. J’aurais toujours de la place pour en manger. »
« Tes grands-parents le cuisinent aussi très bien. »
Tout en me tendant son bol, elle m’affirma :
« Oui, mais le tien est le meilleur du monde. »
Je souris. Elle essayait de m’avoir par les sentiments. Elle savait que cette technique pouvait marcher. Je pensais néanmoins à notre nuit et la perspective de devoir gérer ma fille et une indigestion me permit de lui tenir tête.
« Je te remercie pour le compliment, ma puce, mais la réponse est toujours non. »
« Qu’est-ce que je dois faire pour que tu dises oui, papa ? »
« Il n’y a aucune possibilité de négociation. Tu en as déjà assez mangé. »
« Mais… mais… papou ! »
« Oui, ma puce ? »
« Toi, tu en as mangé aussi trois fois et… et même que tes parts étaient plus grosses que les miennes. Pas très juste, tout ça, papou ! »
Bien décidée à en avoir une quatrième fois, elle me tendit son bol, sûre d’elle. Décidément, elle ne lâchait rien. Le fait qu’elle emploie le terme « papou » au lieu de « papa » me faisait dire qu’elle était prête à employer tous les moyens à sa disposition pour arriver à ses fins.
« C’est normal que j’ai de plus grosses parts que toi, ma puce. Mon estomac est plus gros que le tien comme je suis plus grand. »
« Moi aussi, je suis grande, papou ! »
Ayumi tenta de négocier encore pendant de longues minutes. Lorsqu’elle comprit qu’elle n’aurait pas de quatrième bol, elle se mit à bouder. Je débarrassais la table et mis les cookies sur la table.
« Est-ce que tu en veux un ? »
Elle croisa ses petits bras et tourna la tête en signe de protestation : elle voulait ainsi signifier qu’elle me boudait toujours. J’eus un petit pincement au coeur.
« Je les laisse là : si tu en veux un, je te laisse te servir. »
J’entrepris alors de faire la vaisselle dans une bassine. Je surveillais ma progéniture du coin de l’oeil. Un petit sourire satisfait vint s’afficher sur mon visage lorsque je vis ma fille piocher un gâteau dans le bol des cookies et croquer avec avidité dans celui-ci. Ayumi m’adressa de nouveau la parole avant même que j’eusse fini la vaisselle. Elle se mit à me raconter sa vie et me donner son avis sur tout ce qui lui passait par la tête. Elle continua de parler pendant le bain. Elle n’arrêta pas non plus lorsque nous fîmes le tour des portes et des fenêtres du rez-de-chaussée pour voir si tout était bien fermé. Lorsque nous arrivâmes en bas des escaliers, elle regarda avec inquiétude le palier du premier étage.
« Papou ? »
« Oui, ma puce ? »
« Dodo avec moi, ce soir ? »
« Oui. »
« Dans le même lit que toi, hein ? »
« Si tu veux. »
Elle monta les deux premières marches seule, puis décida que c’était mieux de finir le trajet jusqu’à la chambre du premier étage dans mes bras. Je la laissais choisir un livre dans la bibliothèque. L’esprit de contradiction qu’elle avait depuis sa naissance décida de se manifester et nous allâmes nous poser sur le lit avec trois recueils. Elle s’endormit dans mes bras alors que je terminais le premier livre. Je soufflais sur la flamme de la bougie et nous dormîmes jusqu’au lendemain.
Je fus réveillé par les premières lueurs du jour. Ayumi était déjà debout et lisait tranquillement sur le lit à côté de moi. Lorsqu’elle me vit l’observer, elle me fit un grand sourire et sauta dans mes bras pour le petit câlin du matin. Après une rapide toilette (et un bain pour ma fille : elle adorait prendre des bains dans une bassine), nous prîmes notre petit-déjeuner et nous nous préparâmes pour notre journée. Nous avions beaucoup de choses à faire aujourd’hui. Nous partîmes vers dix heures.
Kentaro et Ayumi, sa fille de trois ans, partant faire les boutiques.
Nous nous arrêtâmes d’abord chez le marchand de thé. Nous passâmes ensuite chez le libraire. Ayumi eut toutes les peines du monde à choisir un seul livre : si je l’écoutais, nous serions repartis avec la moitié du magasin dans nos sacs. Je préférais ça que l’inverse. Par la suite, nous nous rendîmes chez le vendeur de jeux. Je n’étais pas très bien équipé en jeux de société de l’âge de ma fille et je savais combien elle adorait s’amuser avec. Nous avions passé une sorte d’accord : une fois par mois, nous allions faire les boutiques ensemble pour que notre maison soit aussi adaptée à son âge pour le jour où elle reviendrait habiter avec moi. Vers midi et demi, nos ventres se mirent à gargouiller.
« Qu’est-ce que tu veux manger, ma puce ? »
« Je choisis ce que je veux ? »
« Oui ! »
Son regard s’illumina. Elle se mit alors à réfléchir très sérieusement. Une petite étincelle vint illuminer son regard : c’était le signe qu’elle avait trouvé ce qu’elle voulait.
« Papou ! Je veux manger du poulet yaya… s’il te plait gentiment ! »
Et bien, c’est parti du poulet yakitori ! Je savais qu’une étale vendant ce genre de plats se trouvait non loin de notre position et leur cuisine était plutôt bonne. Certes, il y en avait de meilleurs, mais trop loin pour nous. Je savais que la patience d’Ayumi était très limitée, car fatiguée par la matinée bien remplie que nous venions de passer. Je passais commande de quatre bâtonnets de poulet, bien décidé à emmener ma fille à d’autres étales : ceux-ci étaient là pour faire patienter nos estomacs. Alors que nous nous dirigions vers un autre étalage se trouvant quelques rues plus loin, Ayumi sur mes épaules, celle-ci s’exclama :
« Regarde, papa ! Un chien qui mange du poulet yaya ! »
Du haut de mon mètre quatre-vingt-dix-huit, il me fut facile de regarder au-dessus de la foule dans la direction que ma fille indiquait. En effet, elle avait raison. Non loin, se trouvait un jeune homme, certainement son maître. Très enthousiaste, ma fille me fit savoir :
« Moi aussi manger du poulet yaya avec le chien. »
Je n’y voyais aucun inconvénient. Je m’approchais donc du jeune homme, bien décidé à lui demander la permission avant de nous approcher du chien.
« Bonjour monsieur, excusez-moi de vous déran… »
Je n’eus pas le temps de finir ma phrase que ma fille s’était mise à gigoter dans tous les sens sur mes épaules.
« Papa, papa ! Laisse-moi descendre ! Je veux aller manger le poulet yaya avec le chien. »
À ce rythme-là, elle allait finir par terre. Je pris donc l’initiative de la descendre. À peine ses pieds effleurèrent le sol, qu’elle se mit à courir en direction du chien. Ma main vint tout de suite se poser sur sa tête pour la stopper dans son élan.
« Papa, lâche-moi. »
« Non. »
Elle tenta de se dégager. Elle comprit que le rapport de force était bien trop grand pour qu’elle puisse se libérer de ma prise.
« Mais… pourquoi, papa ? Tu as dit oui pour manger du poulet yaya avec le chien. »
Je vins m’accroupir et l’attirais tendrement contre moi, face au chien.
« Ma puce, qu’est-ce que tu dois faire quand tu rencontres un nouveau copain chien ? »
« Je ne dois pas courir et pas crier et… et faire des gestes calmes. »
« C'est très bien. Pourquoi tu dois faire ça ? »
« Pour que mon nouveau copain n’ait pas peur et ne me morde pas. »
« Exact. Est-ce que tu étais calme ? »
« Non… Mais, maintenant, je suis calme ! »
« Bien. Je vais te lâcher. Avant d’aller voir ton nouveau copain, est-ce que tu ne voudrais pas savoir son prénom ? »
Ses yeux se remplirent d’étoiles.
« Tu connais son prénom ? »
« Moi, non. Mais ce monsieur, oui ! »
Je montrais le jeune homme identifié tantôt d’un signe de la tête. Ayumi se tourna vers notre nouvel interlocuteur.
« C’est vrai, tu connais son prénom ? Est-ce que tu peux le dire à moi s’il te plait gentiment ? »
Je levais les yeux au ciel : ma fille était tellement excitée de se faire un nouvel ami qu’elle en oubliait toutes les règles de bienséance.
« Ayumi. »
Je n’avais pas élevé la voix. Elle était tout aussi calme qu’au début de la conversation.
« Avant de poser des questions, qu’est-ce que tu dois dire quand tu rencontres quelqu’un pour la première fois de la journée ? »
« Ah… oui… pardon ! Bonjour, monsieur ! »
Elle enchaîna tout de suite :
« Alors ? C’est vraiment vrai que toi connais le nom du chien ? Est-ce que moi ai le droit de le caresser ? Est-ce que je peux manger le poulet yaya avec lui ? »
Elle ne semblait plus aussi fatiguée que tout à l’heure. Je crus bon de préciser à notre nouvel interlocuteur :
« Le poulet yaya, c’est le poulet yakitori. »