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Briser ses chaînes

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Date Junko
Date Junko

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Dim 3 Nov 2019 - 22:19

Le navire fendait déjà la mer, laissant dans son sillage des remous d'écume et le souvenir d'Asosan. L'île s'éloignait. Immense tache de roc escarpé dans le paysage de l'océan, il semblait presque qu'une aura de haine et de ressentiment émanait d'elle, alors que les deux femmes qui avaient perturbé son ordre prenaient la fuite, emportant dans leurs bagages l'un des grands noms du commerce odieux de l'îlot. Junko jeta un regard en direction de sa terre natale. Elle ne pensait pas y retourner. Si elle le pouvait, elle resterait à l'avenir loin des falaises hostiles d'Asosan. Quand bien même elle avait pu trouver une forme de consolation dans son voyage au côté de Reikan, cette fois-ci, les souvenirs étaient trop mauvais, et les gens trop corrompus, pour qu'elle soit tout à fait réconciliée avec les lieux. Et elle sentait bien que cette marque-là était gravée trop profondément, dans sa chair et dans son âme, pour qu'elle puisse jamais s'en départir.

Elle répondit d'une légère inclinaison au salut du capitaine, mais sans y faire très attention. Si reconnaissante qu'elle soit envers lui pour le fier service qu'il leur avait rendu, et qu'il leur rendait à nouveau, elle ne pouvait s'empêcher de voir son attention accaparée par un autre individu. Elle regarda Reikan traîner leur captif jusqu'à un mât et le lier au bois. Junko reconnaissait bien les marques de son poison sur le corps du samouraï. Sa fièvre, et surtout, les nécroses qui commençaient déjà à lui ronger les chairs, et que Reikan dévoila en lui ouvrant la chemise. L'image n'était pas ragoutante. Pourtant, elle fendit le charmant visage de Junko d'un sourire. Un sourire qui n'avait cependant rien de joyeux ...

Elle avait lancé une véritable malédiction à leur prisonnier. Elle l'avait accablé du plus lourd fardeau que ses compétences si singulières lui permettaient. La mort qu'elle lui avait donnée était une longue agonie. Il ne mourrait pas tout de suite. Il passerait par de nombreuses phases avant de trouver enfin un repos qu'il devait déjà espérer dans le trépas. Des jours, des semaines, des mois entiers ne suffiraient pas à lui octroyer la douceur du sommeil. Et le châtiment semblait encore bien pâle en comparaison avec la vie qu'il avait fait mener à tant des semblables de Junko, pour lesquels la vie, depuis leur naissance même, avait été une agonie.

Reikan s'était détachée de son chevet, et approchée de la gladiatrice. Son regard n'était plus celui d'une amie. Il était devenu froid, dur. Junko le soutint, mais ne put s'empêcher de ressentir une certaine appréhension. Ses propres pupilles d'or, cependant, n'en trahirent aucune once, et elle se contenta de recevoir calmement la requête de Reikan. Elle aurait dû s'y attendre. Il lui semblait bien avoir deviné que sa comparse était une femme intègre, à l'esprit pur. Pourquoi verser le sang quand on pouvait l'éviter ? Pourquoi tuer quand ce n'était pas nécessaire ? Pourquoi faire justice soi-même, quand l'assemblée des hommes pourrait s'en charger ? Autant de questions dont Junko n'avait pas l'habitude de s'embarrasser. Et dont elle ne comptait pas s'accabler.

"Impossible."

Elle avait prononcé ce seul mot de son ton le plus glacial. Et elle poursuivit sur la même mélodie:

"Même si je le voulais, je ne pourrais pas le libérer de mon poison. On m'a toujours appris à tuer, Reikan, jamais à soigner. Ces hommes-là - et, tout en parlant, elle désigna du doigt leur prisonnier pris d'un accès de fièvre - m'ont appris à tuer. Et de toute façon, je n'ai aucune envie de le soigner. J'admire ta pureté d'esprit, vraiment. Je l'envie, même. Mais j'en suis incapable. On ne peut pas briser toute une vie, si courte soit-elle, de maltraitance et de mauvaise éducation par de simples bons sentiments. Le monde n'est pas aussi simple, et la vie n'est pas aussi merveilleuse. Cet homme, et ce qu'il représente, a fait de mon existence un calvaire, une plaie impossible à suturer. Il m'a condamnée à être une marginale, d'abord exclue de la société par ses maîtres, puis par elle-même. Bien sûr que j'aimerais me mélanger au monde de Kiri ! Bien sûr que j'aimerais faire partie de cette communauté ! Mais j'ai été souillée par ma servitude, et, si les autres l'ignorent, moi je le sais. Il a mérité ce qui lui arrive. Je n'ai pas assez bon fond pour penser le contraire."

Elle s'interrompit un instant, reprenant sa respiration en soulevant dans l'air quelques volutes de vapeur. Elle s'était laissée emporter contre Reikan, qu'elle considérait pourtant maintenant comme une amie chère. Elle le regrettait déjà. Aussi, lorsqu'elle reprit la parole, elle parla d'un ton plus mesuré.

"Et puis, il comparaîtra quand même devant la justice de Kiri. Il ne va pas mourir tout de suite. Mon poison n'agit pas comme ça. Il a des mois à vivre, encore. Simplement, il les vivra dans la souffrance, et dans le regret de ne pas être mort. Ca laissera tout le temps nécessaire aux juges du village pour le condamner."

Et, sur ces mots, elle se détourna de leur conversation. Elle alla s'appuyer au bastingage du navire, et regarda sans vraiment la voir l'étendue de la mer qui glissait autour d'eux. Une immense sensation de vide l'avait envahie. La sensation de ne pas savoir où était sa maison. De ne pas savoir sur qui compter. De ne pas savoir qui elle était.

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Yasei Reikan
Yasei Reikan

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Mar 3 Déc 2019 - 23:53
[invisible_edit]♫ Hiroyuki Sawano — Light and Shadow


Impossible. Telle une lame traitresse, le premier mot de la rouquine creva le cœur de Reikan pourtant si léger, si empreint d'une limpide pureté, jusqu'à le gorger d'un poison trop amer. Et dans sa suite de mots, Junko, fiévreuse de vengeance, n'avait pas su adoucir cette si détestable rancœur qui imprégnait son discours. Tiraillée entre la pitié et la colère jusqu'au bout à son égard, après tant de labeur et tant d'efforts sur cette île maudite, la féline laissa malgré elle son esprit s'embrumer d'un nuage d'idées nuisibles, comme si prête à sortir de ses gonds. Pour autant, parmi toutes ces intenses émotions, une seule trônait en reine sur le siège de sa conscience titillée ; l'incompréhension la plus totale. En effet, pour la Tigresse blanche, difficile était à avaler la morbide vision des choses qu'avait adopté délibérément l'enfant du poison. À vrai dire, c'était même là un sentiment qui était presque inconnu à la bestiale. Parce que pour celle qui souffrait encore aujourd'hui de l'inutile meurtre de sa mère, à bientôt vingt années d'existence, répandre la mort sur son passage n'était en aucun cas un moyen de trouver un remède aux maux des Hommes, mais plutôt celui d'infecter la plupart d'un venin qui ne faisait qu'embraser et aveugler les âmes, jusqu'à les pousser à commettre l'irréparable pour essayer de refermer une blessure du cœur trop grande, trop insupportable. Une blessure qui pour autant, jamais, ne pourra se cicatriser et être oubliée.

Dans un monde où les plus forts entretenaient cette misérable habitude de piétiner les plus faibles jusqu'à les enterrer vivants, Yasei Reikan, Briseuse de chaînes, incarnait une véritable pierre précieuse encore entière, que personne n'avait encore su tailler. Pas même son alliée, sur le pont de ce navire, et ce alors même qu'elle avait parfaitement conscience du joyau d'espoirs se tenant en face d'elle. Si pour la plupart des humains, la simple pensée d'établir soi-même sa vengeance allait de paire avec un immense sentiment de satisfaction et de justice, aux yeux de la Fille du Lion, s'abandonner à une telle idée voulait dire faiblesse. Il fallait dire que rare était l'existence de telles personnes, aux pensées aussi pures et aux ambitions aussi brillantes, dont la changeforme faisait partie. Elle était cette jeune fille élevée parmi les Bêtes, qui avait eu l'audace d'aller jusqu'à se nourrir de leur innocence pour s'en imbiber jusqu'à la moindre de ses cellules, à tel point qu'à cet instant précis, elle ne put parvenir à transformer sa tristesse tout juste naissante en une agitation qui pourrait lui faire perdre tous ses moyens. Ainsi les mots défilèrent sur les lèvres de la rousse, elle qui essayait tant bien que mal de justifier son imbuvable rancune en s'appropriant la notion de vendetta d'une facilité sans nom ; sur le coup, le moindre recoin des pensées de la rouquine parut être infesté d'une soif de représailles, que la métamorphe ne se sentit pas de surmonter. Dans cet élan de rébellion personnelle, Date Junko, le soutien à chérir n'était plus ; elle était même devenue le terrible cheval dotés œillères à abattre, dans un avenir de luttes d'espérances.

Aujourd'hui, au départ de l'île des gladiateurs, une menaçante brèche idéologique avait su se frayer un chemin jusqu'au malheureux point de voir le jour entre les deux amies, le temps de quelques mots pleins de fiel de la part de la native de l'île combattante ayant suffit à les éloigner l'une de l'autre. La fuite de la maîtresse du poison, partie s'abandonner à la solitude du bastingage, incarna le point final de cette discussion, alors que la féline faisait tout en son pouvoir pour ne pas se laisser berner par la colère et ainsi, ne pas en venir aux mains ; car en son cœur, grondait d'ores et déjà l'improbable tonnerre d'une animosité légitime. L'amitié avait presque cédé sa place à l'adversité, tant la déception de Reikan fut grande. Toutefois, peu importait que la féline se retrouvait être la seule à penser de la sorte sur le bois de cette embarcation. Pour la simple et bonne raison qu'au plus profond d'elle-même, la Fille du Vent savait ses pensées nobles, bien plus que toute autre. Non pas parce qu'elles se trouvaient être les siennes les siennes, mais bien parce qu'il s'agissait là de l'héritage de Yasei Ragna et de sa lignée, qu'elle estimait tant.

Si quiconque aurait pu s'en vouloir de tenir telle rigueur à la mal-aimée des arènes pour sa décision, force était de constater que la Yasei, doté d'un caractère de plomb, venait d'effacer toute trace de pitié dans son esprit à son égard. Et même si elle ne pouvait rien changer à la situation, la féline n'en démordrait pas ; Date Junko était devenue une meurtrière, aveugle et ivre d'une vengeance dont elle ne serait jamais rassasiée. Une vengeance qui était loin de lui appartenir. Le faire mourir à petit feu de la sorte... Pourtant, si une pointe de colère avait pris forme en son sein vis-à-vis de la rouquine, la jolie brune put aller à l'encontre de sa nature bienveillante ; au fond de sa pensée, gisait encore les faibles braises d'un espoir de pouvoir récupérer toute la rancune qui rongeait cette jeune femme sur ses propres épaules, comme l'on aspire le poison d'une plaie. Pour l'heure, alors que les contours de Kiri se dessinaient sur le paysage brumeux et pluvieux, il était plutôt question de récupérer le corps meurtri de celui dont l'empoisonneuse avait fait le fruit d'une folle revanche sur les gladiateurs. Ses yeux éthérés lui adressèrent une dernière attention, froide et indifférente, à celle qui l'avait aidé jusqu'à lors et qui désormais, lui tournait le dos sans le moindre remord. Puis, elle plongea l'une de ses mains dans sa sacoche ninja, pour y retrouver la forme rassurante de son bandeau, qu'elle remit à sa place, sur son front. Il était alors temps de récupérer Morana d'une ferme poigne, mais aussi de détacher et de soulever Yūdai pour porter son enveloppe charnelle endormie sur son dos, avant de se diriger près de la cale de débarquement qui se hérissait devant ses pieds.

« Nous sommes arrivés, Yasei Reikan. Avez-vous besoin d'aide pour... le transporter? N'importe lequel de mes hommes serait ravi de vous venir en aide, vous ne le savez que trop bien la reconnaissance qu'ils ont envers vous.
Ça ira, Capitaine Echiio. Je vous remercie encore pour vos services, qui ont été d'une grande utilité.
Il ne s'agissait là que du remboursement de ma dette, pour une aide appartenant dorénavant au passé. Faites attention à vous, Héroïne de Mizu. Je vous souhaite une bonne continuation, jolies dames. »

Dans une matinale pénombre en voie de faiblir, la Fille du Lion vint à esquisser un maigre sourire au coin de ses lèvres charnues, pendant même que notre navire amarrait à un ponton du secteur portuaire de Naragasa. Néanmoins, ce rictus s'envola dès l'instant où l'ensemble de l'équipage s'affaira à l'entretien du monstre de bois. La féline prit un temps de pause devant les escaliers qui la mèneraient sur les terres de la Brume, car une seule chose la retenait encore ici ; la présence de Junko non loin d'elle, toujours accoudée sur le garde-fou. Sans détacher ses précieuses pupilles des premières lueurs grisonnantes qui s'élevait sur le Pays de l'Eau, Reikan puisa dans ses viscères pour sortir un dernier mot, toujours fidèle à elle-même et les honorables valeurs lui collant à la peau. Parce que même si elle en voulait terriblement à cette tueuse à l'esprit pourtant bon, la Briseuse de chaînes ne pouvait pas s'en aller sans remercier la bête noire des arènes pour lui avoir apporté son aide.

« ...Merci d'être venue, Junko. »

Le bruit des pas de la métamorphe ne perdit pas de temps pour se déclarer contre les escaliers déjà bien humides, alors qu'elle avait à peine terminé d'adresser ses derniers remerciements à l'empoisonneuse. Ainsi ses paroles lui parurent suffisantes, au vu de tout ce qui séparait maintenant ces deux jeunes combattantes. Toutefois, il ne s'agissait en aucun cas d'un adieu. Parce que Reikan s'était jurée d'aider quiconque avait déjà croisé ou croiserait son chemin, même si cela voulait dire qu'il fallait qu'elle porte, à elle seule, toute la haine du monde sur ses épaules de fauve. La descente au cœur marchand de Naragasa fut brève, malgré les regards insistants qui pesaient sur la native du Vent, armée de la massue explosive. Et alors que le navire l'ayant porté jusqu'à Asosan ne devenait plus qu'un souvenir parmi tant d'autres derrière elle, les entrailles de son village adoptif s'ouvraient à elle, la menant jusqu'au Quartier général de la Kenpei. Pour autant, elle ne regrettait en aucun cas cette visite chez les gladiateurs ; sûrement parce qu'elle en avait tiré l'une des meilleures choses qui soient. Amon, un nouvel ami des plus fidèles, pour qui elle avait risqué gros.

Reikan monta les marches du repaire officiel de la Main de la Justice sans attendre, avant d'y pénétrer pour faire part de son voyage et de celui qu'elle détenait comme prisonnier au premier Capitaine de la Kenpei disponible. Si son aventure pouvait paraître étonnante rien qu'à la première écoute, les preuves de son périple n'en furent pas moins absentes ; elles étaient même déterminantes et véridiques. Et elle n'eut guère d'hésitation dans sa démarche, ni lorsqu'elle eut à déposer l'énorme arme à côté de sa chaise, ni lorsqu'il lui fallut mentionner à l'Unité Spéciale les moindres détails pour justifier l'apport légitime d'un nouveau détenu derrière les barreaux des geôles de Kiri que deviendrait le maître d'esclaves Yūdai, à une exception près ; si les tueries effectuées par Junko méritaient son courroux personnel, elles ne valaient pas la peine de faire une entorse à sa loyauté de métamorphe. Ici, à ce bureau de police qui serait peut-être le sien à l'avenir, se terminait une quête fondamentale pour la Briseuse de chaînes, dont la vie avait pris un tournant drastique. Ici, la Yasei avait aidé une amie et une remarquable créature à se défaire de leurs chaînes, pour sa plus grande satisfaction. Ici, contrairement à celui qui n'attendait plus qu'une si lente et si douloureuse mort à côté d'elle, la Tigresse blanche se rapprochait un peu plus de son idéal ; l'idéal d'une paix absolue.

Nombreux sont les vivants qui mériteraient la mort et les morts qui mériteraient la vie. Pour autant, sommes-nous dans le droit de pouvoir décider du destin de quiconque, en ce vaste monde?
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