C’était là le quatrième jour qu’il séjournait à Kiri, au sein du même établissement. Ce n’était que la deuxième fois en dix ans qu’il dormait plus de deux nuits au même endroit. L’endroit ne désemplissait jamais, animé de jour comme de nuit par les mêmes hommes et femmes, faisant se demander s’ils travaillaient et, surtout, comment ils payaient leur ardoise. Pourtant, il n’est pas le juge de ceux-là, mais il ne pouvait s’empêcher d’éprouver une once de dégoût pour ces derniers. Des déchets facilement jetés, puisqu’ils ne servaient de toute façon à rien dans ce monde non-organisé. Car contrairement à l’institution académique, Mugetsu avait déjà observé que nombreux étaient ceux qui erraient là sans aucun but, sans aucune place concrète. Ils étaient là, sans l’être. Des âmes en attente d’un objectif, patientant parfois des heures sous les sommets de la Tour Mizujine. Kirigakure ne fonctionnait pas comme le rêve recherché il y a dix ans de cela et, sans réellement le comprendre, il s’interrogeait sur Yuki Eiichiro l’Aveugle. Comment était-ce alors au moment de son départ ? Était-ce mieux ou était-ce pire encore ?

_ Je suis là pour voir ma sœur, Kaya. », laissait-il tomber à l’entrée du Domaine alors qu’il était arrêté par plusieurs hommes. Les deux mains en poche, sa paupière gauche, signal de son irritation, s’était ouverte. Définitivement, Kirigakure n’était absolument pas accueillante. Une tension effrayante régnait, chacun semblait inquiet de chaque journée et conduisait à ce sentiment d’instabilité. Prenant une longue inspiration, son sourire jovial toujours affiché, il sortait finalement le papier l’identifiant comme tel. Partout où la hiérarchie était présente, de nombreux contrôles étaient faits. L’inquiétude régnait en maîtresse, conduisant finalement l’étranger à ne plus se sentir chez lui nulle part. Poussant même un soupir, il reprit sa marche, cette fois-ci escorté par quatre hommes. S’il n’était pas encore le prisonnier, il en avait régulièrement l’impression. « Vous savez, ça commence à devenir pénible. Si j’avais été un danger pour elle, ou pour vous, vous seriez déjà morts et elle aussi. » Une menace qui ne rassurait finalement pas les quatre hommes, prêts à se battre au moindre débordement ou faux mouvement. « Les règles sont les règles, Yuki-san. Peu importe que vous soyez le frère de la Cheffe, aucun risque ne sera pris. »

Et son œil droit, cette fois-ci, s’ouvrit sous l’information. Tout se confirmait bel et bien. Après le départ d’Eiichiro, le Clan s’était bel et bien refermé sur lui-même, au point d’élire une femme à sa tête. Tout s’effondrait finalement. Prenant une longue inspiration, la porte coulissante glissa sans le moindre bruit pour le faire pénétrer dans une large pièce finement décorée. Au centre de la pièce, une table unique où deux thés chauds fumaient encore. Mais personne encore. Jetant un œil à gauche comme à droite, son sourire s’élargissait finalement alors que ses deux mains s’ouvraient vers le plafond. « C’est comme ça qu’on accueille son grand frère, soeurette ? C’est très … Kirijin de ta part ! », lançait-il dans le vide autour.

Depuis quelques jours, elle n’entendait parler que de ça. Un certain Yuki Mugetsu se serait présenté à l’entrée du village située au nouveau Port Naragasa. Le nom de son frère n’arrêtait pas d’être prononcé, que ce soit au niveau des gardes, où même de certaines hautes instances de Kiri. Après tout, si quelqu’un comme lui revenait au village, ses intentions devraient être surveillées comme de l’huile sur le feu. Mais surtout, elle n’y croyait pas tellement. Pour elle, il y avait plus de chances qu’il s’agisse d’un illuminé plutôt que le réel retour de son frère. Seul un Yuki pouvait affirmer son identité, après tout.

Et puis finalement, ce qui devait arriver arriva. Il était là, chez elle. Et pourtant, elle n’y croyait toujours pas. Prévenue au dernier moment, elle n’avait pas eu le temps de préparer grand-chose. Heureusement, elle était toujours apprêtée et ne ferait à priori pas une mauvaise impression. Ou tout du moins, elle n’apparaîtrait pas négligée. Jamais en public après tout. Elle se dirigeait vers le salon d’un pas déterminé, et juste avant d’entrer dans la pièce, elle entendit cette voix qui la fit s’arrêter net. Voilà maintenant une dizaine d’années qu’ils ne s’étaient pas vus, mais pourtant, ce timbre lui évoquait maintes choses.

Elle poussa un petit soupir, comme si elle stressait de voir son frère après tant de temps. Elle devrait s’en foutre, mais pourtant, elle savait qu’ils allaient surement se juger mutuellement, et malgré tout, il restait son grand frère. Mais elle ne devait pas le montrer. Elle resterait fière et droite, comme elle savait si bien le faire. Quelques pas plus tard, et la voilà qui rentre dans le salon, et immédiatement, son regard glacial vient se poser sur le visage de cet homme. Son frère. C’était maintenant une évidence…

Lors de leur dernière rencontre, Kaya n’avait que 13 ans. C’était une jeune adolescente dont le corps commençait à peine à ne plus être celui d’une petite fille. Mais devant ses yeux se trouvait maintenant une tout autre personne. L’une des plus belles femmes de Kiri selon certains dires. Des formes mises en avant par sa robe blanche, très cintrée et décolletée. Elle n’était cependant pas vulgaire, et représentait plutôt la bourgeoisie Kirijine.

« C’est donc vraiment toi, Mugetsu… ? »

Dit-elle, en s’approchant de lui, gardant son regard ancré dans le sien, cherchant à retrouver dans ses souvenirs des traits ou tics qui pourraient l’identifier fermement. Mais pourtant, il n’y avait aucun doute désormais.

« Laissez nous seuls, s’il vous plait. »

Lance-t-elle aux gardes qui attendaient encore devant la porte, qu’ils refermèrent en les laissant en tête à tête. Elle gardait toujours cette posture fière, presque hautaine, face à cet homme. Elle était le chef d’un clan puissant, et lui en était plus ou moins le membre, il fallait gardait ce rapport de force entre les deux… C’est ce qu’elle se forçait à penser. Mais pourtant, en une fraction de seconde, ce rapport s’effondra. La magnifique Kirijine se jeta dans les bras de son frère. Oui, ce n’était alors plus un Yuki banal, mais juste son grand frère. Un grand frère qu’elle n’avait pas vu depuis longtemps. Blottie contre lui, elle prit une grande inspiration.

« Tu reviens à la maison, Mugetsu… ? »

Quelques secondes de silence. Une fraction du temps seulement. Une éternité pour le Yukijin. Il tournait sur lui-même. Plusieurs fois, son regard se posait sur quelques cadres aux peintures mythologiques. Son œil droit s’était posé sur le vase dans lequel brûlait un encens. Le plancher ne souffrait d’aucune erreur, soigné au peigne fin. Tout était propre en ces lieux. Les colonnes, sculptées dans le bois, représentaient finement le style qu’il reconnaissait. Ici, tout représentait encore l’art noble des Yukis. A la fois fasciné, autant qu’intrigué, Mugetsu s’interrogeait sur la construction de l’édifice qui ressemblait fortement, à s’y méprendre, à ce qu’il avait toujours connu avant son départ. Le Domaine Kirijin était semblable à l’ancien, jusqu’aux finitions. Puis, son œil s’arrêta sur la jeune femme blonde qui se présentait à elle. Son sourire s’élargissait un peu plus alors que son œil droite, signal de sa curiosité, s’ouvrait un peu plus pour la détailler.

Yuki Kaya avait beaucoup grandi. Dix années la séparaient de la jeune adolescente qu’elle se préparait à devenir. Loin des formes qu’elle présentait dorénavant. Loin de la tenue qu’elle portait à l’instant. Elle était différente mais, pourtant, son regard était encore le même. Celui de cette petite sœur. Elle était encore la même, peut-être. Mais il le savait déjà, tout n’était plus exactement pareil. Elle était la Cheffe d’un Clan qui n’était plus aussi respecté. Les guerres et le temps à l’étranger avaient aussi métamorphosé Mugetsu. Pourtant, alors qu’elle plongeait dans ses bras, il sortait les deux mains de ses poches, l’entourant brièvement. Il était encore temps pour que le passé soit présent. Juste à cet instant.

_ C’est bien moi, Sœurette. » Et se mettant rapidement à rire, sa paupière droite encore ouverte, il l’écartait légèrement pour l’observer. Elle. Sa tenue. Sa chevelure. Son regard. Elle était définitivement différente. Elle ne serait plus jamais exactement celle de ses souvenirs. Sa petite sœur. « Le temps a fait sacrément son affaire avec toi, il n’aura pas chômé pour ravir plus d’une pupille à ce que j’ai cru entendre ces derniers jours. » Il est vrai qu’il avait déjà entendu quelques récits sur sa petite sœur, Yuki Kaya, considéré comme l’une des plus belles femmes de Kiri. Et, sous ses yeux, se présentait bel et bien une femme aux atouts indéniables. Ainsi, sous son regard, l’image de la petite sœur se brisait. La jeune fille était devenue une femme. Riant encore un peu, il la tenait encore aux épaules. Peut-être qu’ainsi, tout pourrait encore rester. Juste encore un peu. Avant de la lâcher. Cette terrible et difficile réalité.

_ Je ne sais pas encore. Je n’ai pas encore décidé si je rentrais ou si je continuais de tracer ma route. » Haussant les épaules, il lui devait bien une explication. « L’accueil a été plutôt … Particulier, pour ne pas dire assez mauvais. Et si j’ai bien compris, la situation n’est pas exactement la meilleure. » Son rire s’efface, son sourire devient plus nostalgique, quasiment triste. « Je ne sais pas si j’étais mieux à l’Académie ou si ce n’est pas mieux de reprendre ma route vers de meilleurs contrées. » Et une dernière phrase tombait, comme du plomb. « Je ne me sens plus chez moi en ces lieux, Sœurette … »

Après quelques courtes secondes contre lui avec ses bras l’entourant comme au bon vieux temps, elle se retrouve finalement séparée de son frère retrouvé, qui se met à la détailler du regard. Elle avait bien changé, c’était certain. Beaucoup diront en bien, surtout les hommes, et visiblement il avait déjà croisé du monde ayant parlé de sa sœur. Cette petite remarque la fit sourire, d’un air presque gêné car elle savait que ce n’était pas forcément quelque chose d’agréable à entendre lorsqu’il s’agit d’une femme de sa famille.

« Ah ? Tant que ce ne sont que les pupilles, tout va bien, hein… »

Elle passe une main dans sa chevelure blonde, gardant son petit air gêné tandis que ses épaules étaient réchauffées par ses mains bienveillantes. Son regard à elle était aussi à l’analyse. Il avait changé par rapport à ses souvenirs. Il avait l’air plus mature, et d’une certaine manière, bien plus fort. Elle doutait qu’il ne s’agissait que d’un apriori, pour le coup. Mais subitement, elle haussa un sourcil. L’accueil avait été mauvais ? L’indécision était après tout une bien meilleure nouvelle qu’un choix arrêté n’allant pas dans son sens. La jolie blonde poussa alors un long soupir, montrant une réflexion à propos de ce qu’il venait de dire.

« Ah oui, vraiment ? La situation de Kiri est plutôt tendue avec les autres villages et groupuscules obscurs, mais pour autant, je trouve qu’il y fait plutôt bon vivre. Après, libre à toi d’aller dans des pays plus surs, potentiellement plus puissants à l’instant T. L’avantage, c’est qu’ici tu pourras marquer l’histoire, potentiellement. Le village a besoin d’hommes puissants et intelligents, et je n’ai aucun doute en tes capacités. »

Elle se penche et attrape son thé qu’elle tend à son grand frère, l’invitant à s’en saisir. Petite technique pour le forcer à rester au moins le temps de déguster son thé.

« C’est normal, Mugetsu. Tu n’as jamais vraiment habité Kiri. Mais au sein du clan, tu pourras te faire une place rapidement. Pour le village, je suis désormais plutôt haut placée. Je sais pas si on te l'a dit, mais je suis aujourd'hui Jonin, et même Sanjikan, en plus de gérer le clan... Ce ne sera pas un problème de te présenter aux bonnes personnes, et à te trouver une voie intéressante à explorer. »

A son tour, elle pose une main sur lui, au niveau de son bras libre, afin qu’il ne renverse pas sa tasse sur le sol, ou pire, sur sa robe.

« Reste ici quelques temps histoire de te faire une idée plus claire. Tu auras une chambre ici dès ce soir. Tu as déjà quelque chose de prévu ailleurs, un impératif… ? »