Toutes les pièces se mettaient en place, et Ieyasu avait peine à croire qu’il avait pu bénéficier d’autant d’aide dans cette quête personnelle de la connaissance de l’Alchimie ici, à Iwa, la grande cité marchande réputée pour le nombre et la qualité de ses négociants. Tout n’avait tenu en réalité qu’à une seule rencontre, hasardeuse et providentielle, et le jeune bretteur n’en revenait toujours pas de tout ce que ce shinobi dans la quarantaine avait pu lui apporter en si peu de temps. Connaissances théoriques, pratiques, conseils sur le matériel, son utilisation et même en amont, sur son obtention,... Ieyasu avait ces dernières semaines fait beaucoup d’efforts pour essayer de s’installer dans des endroits propices à la préparation de ses mixtures et à l’examen de ses échantillons, soucieux d’étendre son savoir et surtout, sa capacité à en faire quelque chose de très concret. Rien ne l’avait toutefois préparé à de telles avancées, aidées par un tel soutien en la personne de Kisuke, et c’était avec un degré rare d’excitation pour le Nomura, qui avait depuis un certain temps maintenant adopté une attitude renfermée et réservée, que celui-ci avait rejoint ce soir-là l’auberge où il séjournait le temps de son passage à Iwa.

Toujours avec une méticulosité plus grande que la normale du fait de son infirmité, Ieyasu se débarrassa de ses armes et de son armure, qu’il avait conservé sur lui ces derniers jours plus par habitude que pour éponger une réelle crainte d’être pris à partie dans les rue de la cité marchande. Ses mouvements rendus plus amples, il débarrassa alors soigneusement la large et épaisse table qui faisait office de bureau dans cette chambrée de moyenne gamme et y déroula un rouleau de parchemin. Dessus se trouvait tracé sans doute le sceau le plus important qu’il ait jamais eu à composer, et pour cause : lorsqu’il y plaqua sa main, dans un nuage de fumée blanche vaporeuse et éphémère, c’est une installation complète et fonctionnelle de chimie qui apparut. D’apparence chaotique et invraisemblable, l’assemblage permettait en réalité d’opérer facilement plusieurs types de transformation presque à la volée en ne changeant que la position de quelques valves et le serrage de quelques joins,ce qui incidemment permettait enfin au jeune vagabond de se livrer à du vrai travail d’alchimiste. Mais son gain en autonomie et en efficacité ne s’arrêtait pas là.

Au sol cette fois, Ieyasu déroula un autre rouleau, sur lequel il apposa également la main. Dans un éclatement de fumée blanche, ce furent cette fois une flopée d’ouvrages qui apparurent, empilés plus ou moins proprement mais assurément dans un ordre précis et qui recelaient des sommes de savoirs gargantuesques sur la faune et la flore du Yuukan. Presque nostalgique en repensant à son ignorance passée, à toutes ces fois où il avait dû se faire une raison et se retenir de manipuler une variété inconnue qu’il avait eu l’opportunité de prélever, le Nomura passa son unique mains sur la couverture du premier livre.

« Heeeey ! C’est pas fini c’boucan ! »

Le bretteur manchot sursauta légèrement en entendant la voix étouffée qui provenant de l’étage inférieur. Il fit la moue, légèrement gêné, en essayant de se faire tout petit. Fort heureusement, ses échantillons eux ne feraient pas autant de bruit en sortant de ses sceaux… ce qu’il s’employa d’ailleurs à faire l’instant suivant.

Se projeter, envisager tous les scenarios, établir ses priorités les plus hautes. Avant de se lancer dans ce premier projet, Ieyasu avait pris le temps de mûrir son objet pour aller à l’essentiel, et ses raisonnements l’avaient rapidement mené à une idée en particulier. Et c’était, une fois encore quoi que ce façon indirecte, de l’homme au bob que lui était venue l’idée finale de l’entreprise qu’il allait poursuivre. Kisuke lui avait en effet dors et déjà ouvert les yeux sur la nécessité de ne se fermer à aucun savoir si il pouvait être utilisé pour le bien, mentionnant par là le fait que par l’alchimie pouvaient être confectionnés de nombreux composés pouvant arborer de nombreuses formes, mais qui surtout pouvaient s’avérer tout aussi bénéfiques que foncièrement nocifs pour les être vivants et à fortiori, pour le corps humain. Partant de ce constat, et face à l’idée encore un brin embryonnaire chez le Nomura de se lancer dans la concoction de poisons, la nécessité pour lui de posséder un puissant antidote en cas d’inoculation accidentelle ou tout bonnement meurtrière par un tiers se fit aussi claire que le cristal.

Que ce soit par sa propre négligence potentielle, jamais à exclure totalement de l’équation, ou par le truchement d’un projectile ennemi plongé dans du poison, Ieyasu était en effet susceptible de subir les effets néfastes de substances très dangereuses, et ce même si il avait pris du recul face aux affres du monde. Se sauver, sauver les autres, figurait parmi ses plus importantes priorités, et ce fut donc en toute logique qu’il se mit à potasser les ouvrages à sa disposition pour tâcher de dénicher les composés qui possédaient de façon inhérente des propriétés purificatrices pour le corps humain. Les heures passèrent, s’écumant inlassablement tandis que, en tailleur sur le sol, le bretteur manchot feuilletait page après page des tomes qu’il avait obtenu grâce à Kisuke. Son carnet à son côté, usant de son moignon pour le maintenir ouvert, il prit des notes à mesure que ses recherches avançaient, se rendant compte tardivement que la luminosité faiblissante de la pièce était due au coucher du soleil.

Mais qu’importait l’heure, car plus que jamais auparavant Ieyasu avait entre les mains les clefs de son avenir, de celui de ceux auxquels il tenait, et avec ce savoir qu’il tentait de cultiver, il savait qu’il serait capable de parer à une éventualité de plus. Une de plus, se répéta-t-il. Beaucoup resteraient encore à couvrir, mais peu importait, car c’était pas à pas, pierre après pierre que le savoir se construisait. Abandonnant le sol jonché de livres en se relevant en direction de l’épaisse table en bois, le Nomura y retrouva son poste de transformation chimique et sortit avec énergie une série de petits parchemins pour en faire jaillir le contenu à côté de son équipement. Des échantillons de plantes heureusement assez courantes, mais dont il ne disposait qu’en quantités très limitées. Sans se poser trop de questions, Ieyasu commença malgré tout à moudre les racines de l’un et à broyer les feuilles de l’autre, mettant de petites quantités en réserves dans des tubes pour y opérer un test de contrôle salin le moment venu. Prévoyant, sur un lit de charbon correctement cerclé de fonte, l’alchimiste en herbe mit son ballon en verre à chauffer à l’aide de quelques allumettes, opérant les mélanges préliminaires avant de placer quelques cailloux au fond du ballon pour réguler l’ébullition à venir.

Aucune raison, pour son esprit jeune et enthousiaste, que quoi que ce soit tourne mal.

En matière de sciences, de la bonne volonté et une motivation sans bornes ne suffisaient toutefois pas à garantir l’obtention du résultat attendu, et Ieyasu apprit à nouveau cette leçon à ses dépends lorsqu’il eut dans les mains le résultat de sa distillation et de toutes les transformations qu’il avait fait subir à ses ingrédients encore rares. Plein d’espoirs, il l’avait été lorsqu’il avait donné à à ronger à son rat témoin enfermé dans une cage une racine réputée hautement toxique pour n’importe quelle espèce vivante. Leurrer le rongeur pour le forcer malgré lui à mordre dans la racine en question n’avait pas été une mince affaire, mais passé ce premier obstacle et après avoir laissé passer un temps adéquat, le Nomura voulut anticiper son succès, confiant dans sa réussite. Le sourire aux lèvres, il donna sa préparation curative aux propriétés purificatrices à boire au rat, dans des proportions adaptées à son poids, et attendit impatiemment les signes de guérison dans le comportement de l’animal.

Des signes, malheureusement, qui ne vinrent jamais, et c’était désormais sur un rat mort aux yeux injectés de sang que le jeune vagabond faisait porter son regard, déçu et triste. Quelque chose avait cloché dans sa préparation de son antidote universel, et si il voulait découvrir exactement quoi, Ieyasu devait se faire une raison : il lui faudrait non seulement investir plus de temps, mais aussi de l’argent dans la création de cette décoction. Ce n’était en effet pas maintenant, alors qu’il se trouvait ici à Tsuchi, si près du Pays du Fer, que le Nomura allait retracer ses pas jusqu’à Tsume pour cueillir à nouveau des échantillons, et un nouveau défi l’attendait donc le lendemain matin, à savoir trouver un fournisseur de denrées alchimiques. De fil en aiguille, bien sûr ses pensées le ramenèrent à Kisuke, mais l’homme au bob avait semblé surpris lorsqu’il lui avait présenté certaines variétés, dont celles rapportées de Tsume, et tout portait donc à croire que le quadragénaire n’en avait pas à disposition. Cherchant le sommeil tant bien que mal avant que ne pointe l’aube, le bretteur manchot rumina son échec en cherchant malgré tout un nouvel élan d’optimisme.

Le lendemain, Ieyasu n’attendit pas une minute avant de se mettre en route pour le quartier commerçant, juste après avoir scellé son attirail de chimiste et avalé quelques restes de pain aux céréales. Oubliées étaient les paires d’yeux qui le suivaient depuis son arrivée pour s’assurer qu’il ne faisait rien de répréhensible, sa seule motivation était la réussite de ce projet. Le premier projet, à dire vrai, qu’il avait pris sur lui de mener seul avec ce nouveau matériel. En son for intérieur, une part du tout jeune homme aurait sans doute aimé pouvoir compter ad vitam sur la complicité et l’expertise de ce Kisuke pour l’assister dans ses progrès. La vérité, toutefois, était que le Nomura aspirait à présent à maîtriser par lui-même les outils que l’homme au bob l’avait aidé à obtenir, et si cela devait passer par des difficultés inattendues, alors ainsi soit-il. Le shinobi ne serait en effet pas toujours à ses côtés, pour lui pointer ses erreurs du doigt.

Écumant les rues en plein éveil du quartier commerçant, Ieyasu commençait presque à se repérer dans ce petit dédale, retenant peu à peu l’enchevêtrement des rues et l’emplacement de certaines échoppes en particulier. La visite de l’une d’entre elles, d’ailleurs, était au programme pour tâcher de trouver les composés qu’il cherchait et avec la vivacité d’adolescent qui le caractérisait, il entra donc en trombe à l’intérieur.

« Ohayo, Kijin-san !
- Hm ? Oh, c’est toi gaijin. Si tôt… Je serai pas prêt avant une bonne demie-heure, tu sais.
- Ne m’en voulez pas, ce n’est pas pour faire affaire avec vous que je viens vous voir ce matin. Je voulais vous demander votre aide pour trouver, disons… un négociant en plantes exotiques et en produits étrangers. Vous auriez ça, par le plus grand des hasards… dans votre carnet d’adresse ? »

Kijin, grand gros et bourru, sembla réfléchir un instant en se redressant, une main sur son menton couvert d’une épaisse barbe blanche.

« ...Hmmm… Je connais aucune enseigne ici qui correspondrait à ce que tu cherches, mais…
-… Mais ?
- … Il y a ce Djakan, qui passe parfois avec d’autres négociants itinérants dans leurs caravanes. J’ai entendu dire qu’il s’intéressait à ce genre de choses… Peut-être… qu’il pourrait t’aider à obtenir ce que tu cherches… ?
- Merci beaucoup Kijin-san. Je vais aller me renseigner. Passez une bonne journée », dit-il sobrement une main sur le coeur en s’inclinant

La quête du jeune vagabond continuait, et si ces péripéties imprévues s’avéraient dans les faits proprement chronophages, celui-ci n’en restait pas moins optimiste dans sa démarche. C’était là l’un des traits de caractère, l’une des qualités primordiales qu’un certain homme au bob avait réussi à lui transmettre au cours de leurs expérimentations en commun. La patience, d’une part, mais aussi et surtout l’esprit de recherche, une mentalité capable de l’inciter à anticiper positivement toutes les trouvailles et toutes les découvertes, qu’elles repoussent ou non l’obtention de ce qu’il recherchait en premier lieu. En l’occurrence, la recherche de ce Djakan dans les quartiers commerçants de la périphérie de la cité d’Iwa s’avéra fastidieuse, et Ieyasu dut faire preuve de tempérance pour ne pas perdre son sang froid face aux personnalités diverses et aussi parfois exécrables auxquelles il eut à faire. Après ce qui lui sembla un petit marathon, en toute fin de matinée, le jeune vagabond toucha toutefois au but, s’approchant d’une silhouette qui correspondait au portrait qu’on lui avait fait du négociant itinérant. Ce dernier, affairé avec des clients, un sourire béat sur les lèvres, était assis sur une caisse et ne semblait proposer de visu aucun article à la vente.

« Djakan-san ?
- Hm ? Qui le demande ?
- Bonjour, je suis Nomura Ieyasu. On m’a parlé de vos… stocks plutôt exotiques.
- Oh, on vous en a parlé, hein ? Et c’est qui ce « on » ?
- Euhm, et bien, c’est Kijin du Flamant Bleu qui vous a cité et..
- Bah ! Très bien très bien, si il te fait confiance… Et alors… il veut quoi le bonhomme, hm ?
- Eh, c’est à dire que… Dans l’idéal, il me faudrait de l’Achillée Millefeuille, ainsi qu’un peu de Sabline, mais j’imagine qu-
- Hm ? C’est tout ? J’vous sors ça pas de soucis. »

Interrompant momentanément la discussion, Djakan fila derrière une tenture plantée derrière lui. Quelques bruits métalliques plus tard, il en ressortait avec des sachets à la main, à l’intérieur desquels Ieyasu devinait les couleurs caractéristiques des deux plantes qu’il avait demandé.

« C’est… Ce sont…
- Quatre-cent Ryos, s’teuplait.
- … Vous avez réellement ça en stock, là, comme ça ?
- Écoute gamin, quand on voyage dans ma profession, on fait en sorte de rentabiliser chaque déplacement au maaaax. Et des types à la ramasse qui cherchent des plantes comme ça, crois-moi qu’il y en a un paquet. Donc… tu les prends, ou tu les prends pas ? »

Ieyasu donna prestement la somme demandée, incrédule face à l’efficacité du sens des affaires de ce Djakan, et s’en retourna tout aussi rapidement à l’auberge où il séjournait. Cela avait été si facile, songea-t-il sur le chemin du retour. Mais également si coûteux… Le jeune homme ne pouvait pas se permettre de se fournir uniquement par ce genre de biais, pas tant qu’il ne pourrait pas être sûr de pouvoir vendre ses productions et de pouvoir en subsister. Un modèle économique viable pour un pharmacien était chose compliquée et fragile à établir et entretenir, une composante de son apprentissage qu’il n’avait pas nécessairement anticipé. Mais là encore, les conseils de Kisuke l’avaient préparé à cela et, la réflexion faisant son chemin, le Nomura se réinstalla en toute hâte sur le large bureau de la chambre qu’il louait, prêt à retenter l’expérience de la veille.

A chaque ingrédient ses spécificités, se rappela-t-il. Ce n’était pas parce qu’une méthode fonctionnait avec un réactif et un stabilisant donnés qu’elle pouvait donner à coup sûr un résultat satisfaisant avec un autre agent actif, et sans doute la Sabline et l’Achillée n’avaient-elles pas les mêmes besoins que la Pimenta Dioica pour pouvoir révéler tout leur potentiel dans une décoction. Avec la patience de l’orfèvre, Ieyasu s’affaira donc, fort de ses nouveaux stocks, à broyer et concasser les végétaux pendant que son ballon chauffait tranquillement à feu doux. Quelques gouttes de distillat dans le mélange, l’ébullition, l’évaporation,… Le vagabond connaissait sa routine pour d’autres onguents plus simples, mais décida cette fois de se frotter au problème sous différents angles. Peut-être la solution se trouvait-elle dans le processus lui-même, se dit-il, mais tandis qu’il insufflait un peu de son chakra dans l’alambic, le bretteur manchot releva soudainement les yeux, lucide.

Et si la solution… se trouvait ailleurs ?

L’alchimiste en herbe coupa soudainement l’ébullition et étanchéifia les différentes compartiments de transformation, mettant une halte brutale et sans doute dommageable à la fabrication en cours de son potentiel antidote. Peut-être était-il en train de gâcher un lot d’expérimentation, mais quelque chose lui soufflait ardemment à l’oreille qu’il faisait fausse route. Une intuition viscérale et réjouissante à la fois, qui poussa le Nomura à se ruer sur le côté au sol là où se trouvaient les piles de livres qu’il avait potassé la veille. Peu à peu, Ieyasu devenait plus à l’aise avec ces volumes, commençait à en connaître davantage le fonctionnement et y naviguait plus facilement que lorsqu’il avait dû prendre en main les ouvrages de Kisuke il y avait plusieurs jours de ça. Parcourant les index, se remémorant une section sur laquelle il n’avait sans doute pas porté assez d’attention, le jeune vagabond écuma rapidement les pages pour arriver à ladite section et y observa différents schémas qui jouxtaient des pavés de texte.

« ...Mais oui, c’est… C’est ça ! »

Depuis tout ce temps, le Nomura s’était focalisé sur l’extraction et l’exploitation des propriétés des ingrédients qu’il avait pu avoir sous la main. Aujourd’hui, pour la première fois, il essayait de combiner différentes propriétés bénéfiques provenant de plusieurs sources différentes, et si l’obstacle ne lui était pas apparu au premier abord, il devenait à présent on ne peut plus clair. Feuilletant quelques dizaines de pages de plus avec empressement, Ieyasu trouva une liste de ce qui pouvait solutionner son problème. Car ce dont il avait besoin en l’occurrence, c’était d’un catalyseur, un composé qui pourrait permettre aux autres dans une même décoction de conserver leur charge active intacte même une fois associés à un autre. Plus et plus, en matière de chimie, ne donnait pas toujours plus, et les matières organiques avaient besoin d’éléments précis pour trouver leur équilibre dans un mélange. Réalisant cela, l’alchimiste en herbe passa son doigt sur la liste qu’il avait sous les yeux, s’arrêtant soudainement sur une ligne qui le fit doucement sourire.

« Vraiment. Le Pissenlit… Ha… ! »

En toute hâte pour ne pas faire attendre sa préparation en cours mais sans risquer d’imprécision, le Nomura fit jaillir d’un sceau une vieille réserve de plantes communes qu’il avait conservé, y dénichant sans difficulté le Pissenlit qui s’y trouvait. Méticuleusement, autant que cela lui était possible avec une seule main, il en préleva les pétales et les ajouta tel quel au lit d’alcool tout en remettant à ébullition l’eau contenue dans le ballon, redémarrant la chaîne de façon aussi fluide que possible de façon à y incorporer cette addition de dernière minute. Sa main portée à son menton, Ieyasu garda un œil concentré et impatient sur l’extraction des essences et leur mélange, manipulant ponctuellement la verrerie pour cloisonner les différents récipients et éviter les contaminations. Peu à peu, les tubes à essai se remplirent, et le jeune vagabond eut à disposition une nouvelle batterie de tests prêt à l’emploi.

La mâchoire serrée, il apporta cette fois sur la table deux rongeurs, chacun dans une cage, et leur fit assimiler un peu de cette racine toxique qu’il utilisait comment agent de test. Seul le temps, à présent, pourrait lui donner tort ou raison.

La mine grave, Ieyasu observait l’intérieur des deux cages, circonspect devant les résultats qu’il venait d’obtenir. Car si l’un des deux rats avait vraisemblablement l’air en bonne santé et d’avoir récupéré de son affliction, le second pour sa part avait passé l’arme à gauche après un bref sursaut de vitalité, comme si l’antidote que lui avait administré l’alchimiste en herbe n’avait pas pu agir jusqu’au bout. Le Nomura était assurément partagé : d’une part, il était satisfait de voir que sa préparation avait eu un effet concret, et de plus amples tests sur d’autres variétés toxiques pourraient éventuellement confirmer qu’il était parvenu à un mélange efficace. De l’autre, il apparaissait évident que sa mixture était loin d’être parfaite, en témoignait le décès de son second cobaye, et il y avait donc forcément là matière à amélioration. Mais avant de se lancer dans une quelconque entreprise, il lui fallait extrapoler sur les raisons de cet échec, en tirer des hypothèses convenables pour ne pas gaspiller trop de temps et de ressources. En somme, suivre la procédure d’un vrai scientifique, comme l’homme au bob le lui avait inculqué et rappelé à l’occasion.

Première hypothèse, ce rat était en mauvaise santé, et n’était pas apte à supporter la charge toxique même une fois ses effets purgés. Peu probable, car Ieyasu avait assez confiance en Kisuke pour savoir qu’il ne lui aurait pas confié des rats de laboratoire inutilisables. Deuxième hypothèse, le bretteur manchot avait pu mal doser l’administration de la racine toxique dans le cas du rat décédé, ce qui aurait pu entraîner un déséquilibre dans les forces chimiques en présence dans le corps de l’animal. Troisième hypothèse… Son mélange n’était tout simplement pas homogène. A cette pensée qui aurait presque pu paraître enfantine, Ieyasu releva la tête de son carnet, le regard portant sur sa chaîne de transformation et ses verreries. Cette explication était décevante en tant que telle si il s’agissait bien de la raison de son échec, mais elle était également hautement probable et surtout, facilement vérifiable. Car si l’homogénéité de son mélange était à mettre en cause, alors l’alchimiste en herbe savait déjà comment faire pour y palier. Mais avant..

« ...Il va me falloir d’autres rats. »

Bon gré mal gré, Ieyasu laissa son « laboratoire » en plan et sortit de l’auberge, réalisant un peu désorienté que l’après-midi battait son plein. Kisuke lui avait parlé de l’un de ses fournisseurs de rongeurs et le jeune vagabond lui faisait entièrement confiance pour ne pas chercher plus loin une bonne adresse où trouver ses futurs cobayes. Ces histoires lui coûtaient peu à peu une somme d’argent non négligeable, sans parler du coût de la location de la chambre, mais tout ce temps et ces Ryos dépensés songea-t-il poseraient les bases d’un savoir qui lui serait certainement utile toute sa vie, un savoir qui lui permettrait de répandre du bien autours de lui et, peut-être, de rendre sa vie de combattant plus facile.

De retour à sa chambre chargé comme une mule de petites cages contenant chacune un rat au poil blanc et ras, Ieyasu s’affaira de plus belle en laissant les petites bestioles de côté pour préparer à nouveau sa verrerie. Peu importait qu’il fasse usage des mêmes ingrédients : tout devait être propre, immaculé pour ne laisser aucun paramètre lui échapper. Et lorsqu’il fut fin prêt, le tout jeune homme se plongea à nouveau dans le travail.

Une nuit mouvementée venait de passer pour le jeune Nomura, qui avait dû se forcer à faire quelques pauses pour se restaurer et se reposer au milieu de cette masse de travail répétitive mais nécessaire. Lorsqu’il rouvrit les yeux aux aurores, toutefois, un sourire mince, fatigué mais très franc s’afficha sur son visage, à la vue de toutes les cages de rongeurs encore bel et bien vivants qui se trouvaient sur son plan de travail improvisé. L’odeur qui embaumait la pièce aurait eu de quoi rapidement faire disparaître cette trace de bonne humeur, et sans doute certaines personnes dans l’établissement commençaient-elle à se demander sérieusement ce qui se tramait dans cette chambre, mais rien en cet instant ne semblait pouvoir venir ébranler la satisfaction d’Ieyasu.

Son antidote fonctionnait, et ce de façon unilatérale sur l’ensemble des sujets, ce qui prouvait une bonne fois pour toute que son problème de la veille était bien à attribuer à un manque d’homogénéité de la décoction. Lorsqu’il posa le pied au sol, non loin des livres qu’il avait dû potasser à nouveau toute la soirée pour s’assurer de bien ajuster les nouvelles doses de catalyseur, le jeune vagabond ne sut trop dire si son plaisir venait davantage de sa réussite en elle-même ou du fait qu’il était parvenu à arpenter tout ce petit bout de chemin seul, sans l’aide de qui que ce soit à l’exception des personnes à qui il avait acheté ce dont il avait eu besoin. Les bons outils, les bonnes méthodes, les bons ingrédients,…. Et bien sûr, les idées pour mettre le tout en branle. Petit à petit, Ieyasu le sentait, il se rapprochait de cet état de courant, cette mentalité qui permettait tant de visualiser les problématiques que les solutions en incorporant de façon dynamique les outils à mettre en œuvre pour lier les deux. Humble, le Nomura revint toutefois vite à la réalité, conscient que même sur le sujet précis de ce fameux antidote qu’il voulait breveter, il était encore loin d’arriver au bout de sa démarche. Car si les rats avaient survécu à l’inoculation de la toxine particulière que l’alchimiste débutant leur avait réservé, cela ne prouvait pas pour autant l’efficacité de l’antidote contre tous les poisons qui pouvaient exister.

La Mandragore, cette fameuse racine qu’il avait déjà utilisé, était réputée pour être l’une des variétés les plus virulentes du règne végétal, et que sa décoction soit capable de vaincre ses effets était assurément une bonne chose. Toutefois, la lecture de tous ces ouvrages qu’il avait récemment obtenu grâce à Kisuke lui avait appris une distinction importante à opérer entre les différentes sources d’empoisonnement et la façon dont chacun affectait typiquement les être vivants, et si il voulait vraiment parvenir à confectionner l’antidote le plus versatile possible, il devrait se frotter à un autre gros morceau du genre. Installé de façon rudimentaire à son bureau-plan de travail, donnant quelques miettes à manger aux rats pour les garder en forme, Ieyasu écuma donc de plus belle les appendices encyclopédiques qu’il avait à sa disposition, et ce fut une bonne heure plus tard qu’il finit par trouver ce qu’il cherchait.

« L’Aconit… »

Le jeune alchimiste avait trouvé la nouvelle Némésis de son antidote en pleine élaboration. Le tout était maintenant de lui trouver un champion apte à la vaincre..

Le dicton voulait que la nuit portait conseil. En l’occurrence pour l’alchimiste en herbe qu’était Ieyasu, elle était surtout l’opportunité de chasser le gibier dont il allait avoir besoin pour compléter sa formule d’antidote universel, et tapi dans l’obscurité des sous bois à flanc de montagne non loin du village d’Iwa proprement dit, le jeune épéiste ne pouvait s’empêcher de se demander si l’escorte discrète qui lui avait été allouée pour le surveiller le temps de son séjour l’avait également suivi jusqu’ici, en cette heure tardive. Peu importait, finit-il par se dire, car il doutait que les bêtes qu’il allait devoir chasser manqueraient à qui que ce soit dans la région, bien au contraire. Du peu de temps qu’il avait pu passer en compagnie des civils de Rokkusu, il était en effet apparu clairement que les meutes de loups des montagnes qui pullulaient dans la région, et ce en dépit des intervention quasi quotidiennes des shinobis, portaient souvent préjudice au commerce de façon générale et à la sécurité des locaux. Mais si Ieyasu se trouvait ici à cette heure pour chasser du loup, ce n’était pas par bonté d’âme, mais plutôt par le truchement d’un intérêt particulièrement ciblé.

Car le chevalier blanc apte à vaincre la toxicité de l’Aconit, le Nomura avait fini par le trouver, et quelle n’avait pas été sa surprise en découvrant que ce dont il aurait besoin… serait du foie de loup.

Pas n’importe quel foie de loup, cependant, et c’était bien là toute la difficulté de la tâche qui lui incombait à présent pour rassembler l’ultime ingrédient de sa formule en phase d’élaboration. A force d’écumer ses ouvrages et d’en retirer tout ce qu’il pouvait sur la toxicologie, Ieyasu était en effet tombé sur l’information qu’il cherchait, mais si sa spécificité ne lui avait pas paru si importante sur le moment, il réalisait à présent, caché dans la silhouette d’une haute branche d’arbre, son arc long « en main » et prêt à tirer, à quel point elle pouvait se révéler être un obstacle. Prélever un foie de loup aurait été d’une simplicité enfantine pour le bretteur manchot : là où apparaissait la difficulté, c’était dans le fait que le foie en question devait être d’une teinte particulière, qui témoignait de la présence ou non dans ses fibres des enzymes dont il allait avoir besoin dans sa formule. Tous les loups ne feraient pas l’affaire… mais il devrait tuer tous et chacun d’entre eux, pour pouvoir vérifier si oui ou non ils étaient porteurs de l’organe adéquat.

Posté en embuscade plusieurs mètres au-dessus du sol contre l’écorce d’un arbre, Ieyasu était confiant en sa capacité à leurrer et abattre plusieurs bêtes avant que la meute n’ait pu se disperser. Bon gré mal gré, le jeune homme aux talents d’archerie particulièrement développés avait condamné une biche d’un trait asséné à la jambe arrière gauche, la condamnant à attirer les prédateurs sans pouvoir leur échapper. Il l’avait suivi à la trace en restant à distance, ombre parmi les ombres. Et alors que les hurlements sauvages retentissaient tout proches, sonnant le glas de la biche esseulée et blessée, Ieyasu bandait son arc, la finalité de son projet toujours clairement en tête.

La nuit avait été longue, et ce fut dans un élan de modération et de patience inouïe que l’alchimiste en herbe s’en était rendu à la couche de sa chambrée en rentrant au petit matin, sans prendre la peine de vraiment détailler le fruit de la chasse qu’il avait mené au clair de lune. Un clair de lune qui, de toute façon, ne lui avait été d’aucune aide pour examiner les foies prélevés sur les loups qu’il était parvenu à abattre lorsque la meute s’était approchée de la biche blessée. Ieyasu, en dépit de son impatience, avait donc fait le choix de la raison, légèrement exténué, et ce ne fut qu’en fin de matinée qu’il rouvrit l’oeil, hagard et fatigué. Convaincu par l’idée qu’il n’arriverait à rien le ventre vide, il prit le temps de se restaurer convenablement, mirant malgré tout tout du long son matériel de chimie installé sur le bureau face à lui. Ieyasu prenait le temps… mais savait déjà en quoi allait consister sa journée, et ne se cachait pas de l’impatience qui le guettait à présent. Lavé, quoi que de façon superficielle, habillé, l’alchimiste en devenir se remit au travail, son esprit scientifique plus affûté que jamais.

Exploitant le peu de place qu’il lui restait sur la table, il déballa alors un à un les foies des loups qu’il avait tué la nuit passée, les examinant non sans un certain dégoût qui passa cependant assez vite avec l’accoutumance et à mesure que les exemplaire de l’organe défilaient sous ses yeux. Ses yeux, d’ailleurs, qui ne cessaient de répéter des allers-retour entre le foie qu’il avait à l’étude et la page traitant de toxicologie à laquelle il avait gardé ouvert l’un de ses ouvrages, et où était clairement décrit un foie de loup qui aurait proprement développé l’immunité qu’il recherchait.

« Des stries jaunes tirant sur l’orange…. Une face intérieure constellée de points noirs ne devant pas… dépasser un centimètre de diamètre, oui… »

Il connaissait à force la description par coeur, et arrivait presque à visualiser avec une exactitude chirurgicale la forme et les couleurs que devrait arborer le « foie de ses rêves ». Pendant de longues heures, toutefois, le Nomura fit chou blanc, incapable de trouver la moindre des marques mentionnées dans son livre sur ne serait-ce qu’un seul des foies qu’il avait prélevé. Pour la simple et bonne raison, finit-il par penser avec une irritation certaine, que ces marques n’étaient tout simplement pas là. En rage - toute proportion gardée – Ieyasu se releva du bureau en se retenant de passer sa main enduite de fluides vitaux animal sur son visage. Cette variation pouvait-elle être aussi rare ? Les espèces de loups sur lesquelles ces études s’étaient basées étaient-elles les mêmes, ou au moins assez semblables avec celles qui se trouvaient ici, sur les monts de Tsuchi ? Les ouvrages que Kisuke l’avait aidé à obtenir étaient de vraies mines d’informations, mais demeuraient lacunaires dans certaines instances, et les sources restaient parfois obscures, quand elles étaient présentes tout court.

D’un coup d’oeil qu’on aurait pu dire courroucé, le Nomura observa la page ouverte du livre près du niveau du sol, voyant la description presque insultante en l’état lui sauter au visage. Machinalement, il porta sa main au feuillet et tourna la page, juste histoire de ne plus sentir ces mots le dévisager et le tourner en ridicule. Il devrait chasser d’autres loups, il n’y avait pas d’autre solution. Mais alors que cette résolution montait en lui, Ieyasu observa de plus près ce qui était écrit sur la page suivante qu’il venait de mettre au jour. Une page qu’il avait raté, car auparavant collée à la précédente, et qui ne s’en était séparée que par l’action des fluides vitaux encore présents sur son unique main. Le titre de la sous-section, d’un seul coup, lui sauta aux yeux.

« ...Révélation des marqueurs : de la bonne utilisation de l’eau de mer… Qu-… Quoi ? »

Il lut le reste de la page, interloqué.

« ...De l’eau salée ? Il me faut juste… de l’eau salée !!? »

Un rire presque maniaque s’était échappé de la gorge d’Ieyasu, lorsque sous ses yeux étaient apparues les marqueurs tant espérés, et ce sur plusieurs des foies qu’il avait prélevé. L’eau salée, comme l’avait stipulé son ouvrage, avait fait mouche, et c’était dès lors avec une pléthore de ressources que le jeune vagabond avait pu travailler d’arrache-pied pour essayer de concocter la version finale de son antidote. La liaison des éléments entre eux, toutefois, posa son lot de problèmes à l’alchimiste en herbe, qui incorporait pour la toute première fois un composé issu d’un organe animal à un mélange fait d’essences de plantes et d’une base d’alcool. Fort heureusement, disposer de nombreux exemplaires de foies adéquats lui autorisa quelques erreurs, à commencer par la première : broyer la chair du foie comme il l’aurait fait avec les pétales d’une fleur.

Rapidement après cette première tentative d’extraction des principes actifs de l’organe, le Nomura s’était en effet rendu compte de sa texture totalement impropre à son adjonction dans un mélange d’essences, et si il ne voulait pas gaspiller du temps et des ressources pour rien en rencontrent à nouveau l’obstacle de l’hétérogénie de sa décoction, il sut immédiatement qu’il lui faudrait trouver un autre moyen. Patiemment, toute cette journée-là ainsi que la suivante, Ieyasu prit donc le temps de faire subir aux foies différents états et procédés. Il déposa quelques lamelles finement tranchées qu’il imbiba légèrement de chakra avant de les laisser mariner dans une fiole d’essences, réservant une autre série de tranches identiques qu’il plongea dans l’alcool préparé dans le ballon et qu’il chauffa par la suite de longues heures durant. Enfin, à l’aide de foies entiers qu’il avait réservé, le bretteur manchot exécuta une coupe transversale pour en ouvrir un en deux et y fourra des extraits pas encore traités d’Achillée et de Pissenlit, les laissant allégrement s’imprégner des enzymes qui se trouvaient encore dans l’organe aux caractéristiques enfin révélées.

Trois modus operandi, trois chances de toucher au but avec, peut-être comme prix final, la réalisation d’un antidote qui saurait se montrer efficace contre une large variété de poisons. Encore fallait-il, cela dit, qu’Ieyasu ne commette aucun impair pendant la transformation des différents éléments et parvienne à les intégrer de façon homogène dans la préparation définitive. Ce à quoi il s’appliqua, plus d’une journée durant, en surveillant l’avancement de ses différents chantiers chimiques et gérant les ébullitions et évaporations successives avec plus d’adresse que jamais. Le Nomura se félicita d’ailleurs d’avoir élucidé la question du chakra plusieurs jours auparavant en compagnie de Kisuke, assuré du fait scientifiquement prouvé que c’était dans les matières organiques seules qu’il pouvait avoir l’effet le plus bénéfiques. Cela lui évitait en l’occurrence de devoir multiplier les échantillonnages et, si des ajustements plus fins pouvaient éventuellement être trouvés, Ieyasu restait persuadé d’utiliser un protocole qui empruntait la bonne direction.

Au terme de son ordalie, toutes les versions différentes de son antidote disposées dans des fioles proprement étiquetées, le vagabond de passage à Iwa poussa un long soupir de soulagement et de fatigue mêlés. Il aurait aimé se dire que le plus dur était fait, mais la réalité était malheureusement toute autre. Car cet antidote, il allait à présent devoir le tester, et il y avait des chances que les rats qui lui restaient… ne puissent pas suffire.