Cet endroit n'avait rien de paranormal, finalement. Il était même difficile de croire qu'ils étaient restés bloqués dans cette partie du désert pendant des jours. Ha ! La tête que le vieil homme avait tirée lorsqu'il les avait trouvés tous les deux, l'air hagard, devant la pauvre cabane de fortune qu'ils avaient tenté de construire ; qui n'avait de cabane que le nom, d'ailleurs. A ce moment-là, cela faisait déjà deux jours qu'ils n'avaient pas mangé et ils avaient quasiment accepté de mourir à cet endroit. Heureusement, l'oasis leur avait procuré l'eau nécessaire et Sharrkan n'avait pas eu à commettre d'autres d'actes de cannibalisme sur son ami assimilateur.

Et si l'expression de l'homme, lorsqu'ils s'étaient jetés à ses pieds en le suppliant de les ramener à la civilisation, était devenu un sujet de plaisanterie récurrent, nul doute que l'inverse était aussi vrai. Le vieillard se souviendrait certainement pendant longtemps des couleurs quittant le visage des deux shinobis après leur avoir annoncé que le village le plus proche ne se trouvait qu'à quelques kilomètres, juste derrière la dune. Il les avait pris pour des cinglés... et certainement qu'ils l'étaient. A vrai dire, la rencontre avec Bogi était facilement dans le top 3 des moments les plus bizarres de la vie du Kazejin. Et malgré tout ce qui s'était passé... il n'en restait qu'un bon souvenir. C'était le genre d'évènement qui forgeait une amitié à vie - littéralement.

Sharrkan posa le plat de ses mains sur la surface de l'oasis et resta comme ça un moment, puis se décida enfin à briser la tension de l'eau en y plongeant ses deux mains jusqu'aux poignets. Avec chaque pas, l'emmenant un peu plus au coeur de l'étendue, ses bras s'enfonçaient aussi dans la source, cherchant. Que cherchait-il, au fait ? Peut-être à perturber le moment de relaxation d'une personne qui aurait décidé de se dissimuler dans l'oasis, d'entendre une voix l'engueuler pour ça. Peut-être à tomber sur un certain slip rose avec des dauphins qu'il connaissait un peu trop, malgré lui. Mais l'eau filait sans résistance entre ses doigts, peu sensible à ses espoirs.

Des espoirs qu'il avait tort de nourrir, il le savait très bien. Il avait vu les évidences de ses propres yeux, il l'avait quelque part... senti, aussi. Mais il était terriblement difficile de faire taire cette petite partie qui continuait d'espérer lorsqu'il n'y avait pas de corps pour lui prouver qu'elle avait tort ; lorsqu'ils n'avaient toujours aucune idée de ce qui s'était passé, aucune piste à suivre pour trouver la vérité. Le doute était bien pire que d'avoir la preuve concrète de leurs décès.

Le manieur de chaleur n'eut pas besoin d'utiliser son don héréditaire pour sécher l'eau de ses vêtements tant les températures étaient extrêmes, même à l'ombre des palmiers bordant l'oasis. Ils approchaient de l'automne mais l'été ne quittait jamais vraiment les journées du désert, de toute façon.

Sharrkan avait toujours détesté la solitude. Ce n'était pas du tout une chose à laquelle il était habitué : le clan qui l'avait vu naître n'avait que très peu la notion d'espace personnel et la plupart des membres vivaient comme une seule et grande famille. Si c'était une habitude qui l'avait parfois exaspéré au plus haut point, c'est en arrivant à Kumo, complètement seul, qu'il avait réalisé l'importance que ça avait pour lui. Les temps avant de rencontrer Ayano et Kyohei avaient été très difficiles à vivre. Il avait ensuite passé son temps à squatter chez l'un ou chez l'autre, mais... ce n'était pas pareil.

Ce n'est qu'avec le Fukkatsu qu'il avait retrouvé cette impression de famille, malgré le fait que ses membres étaient loin d'être les plus chaleureux. Ils avaient tout de même vécu en communauté pendant presque un an, avec un mode de vie qui demandait la collaboration de tous ; ce qui se rapprochait le plus de la vie qu'il avait connue avant de quitter Kaze. Puis il y avait eu le Suna no Fukaku-Sha et l'énorme manoir de Kuuli, où résidait la plupart de ses partisans et alliés. Où Sharrkan était resté, malgré la villa offerte par l'Impératrice ; elle était bien trop grande et vide pour y vivre seul. Mais comme piégé dans une boucle, l'histoire recommençait... Tout s'effondrait à nouveau.

« Tsk. »

Mais la solitude avait aussi des bons côtés. Pour réfléchir, par exemple. Réfléchir réellement, pas comme il avait fait ces derniers jours, se contentant d'effleurer les questions sans vraiment les toucher ; fuyant ses propres pensées... Car cette fois-ci, il n'y avait personne pour décider à sa place. Pas de promesses, pas de contrat, pas d'influence, pas d'obligations. Pour la première fois, Sharrkan devait décider seul de son futur... et c'était absolument terrifiant.

La logique aurait voulu qu'il reste à Kaze no Kuni, son pays de naissance qui lui avait tant manqué. Où se trouvait son clan, sa famille. Rester, pour mener le projet jusqu'au bout malgré tout et s'assurer que le désert ne retrouve pas ses anciens démons. Oui, c'était sûrement ce que la logique voudrait ; mais dans les faits, tout était bien différent.

Son ancienne affiliation maintenant révélée aux yeux de tous et ses nouvelles opinions politiques l'avaient poussé à l'écart du nouveau groupe de l'organisation. Comme Ôji l'avait souligné la dernière fois, certainement sans le vouloir, tous avaient déjà leur rôle bien défini pour le futur de Kaze. Tous, sauf lui. Et ce sentiment était fort détestable. Le Suna no Fukaku-Sha était maintenant composé de plus de fantômes que de vivants et à chaque fois que les regards des survivants se croisaient, le deuil et leurs erreurs étaient comme crachées à leur visage. Le Manoir, plein de vie quelques jours auparavant - au point que c'en était parfois trop -, était maintenant vide et terriblement silencieux. Et cette réalité était insupportable.

En ce qui concernait la famille, c'était encore plus compliqué. Sharrkan ne voulait pas se l'avouer mais dans le fond, il l'avait déjà remarqué à son premier retour, juste après la chute de Kumo : tout ce qu'il avait connu de son clan avant son départ n'existait plus. Tous avaient continué de vivre pendant son absence et quatre années avaient été suffisantes pour qu'il soit considéré comme un étranger au sein de sa propre famille. Ou plutôt comme un invité ; il pouvait bien sûr vivre là-bas, mais sans réellement prendre part au quotidien. Sûrement que les nouvelles avaient vite circulé et que tout le monde était au courant de ses faits d'armes. Une certaine distance s'était établie avec ceux qui l'avaient pourtant vu naître et grandir pendant quinze ans. Quant aux marmots qu'il avait bercés dans ses bras, ils n'avaient tout simplement plus aucun souvenir de lui. Ce sentiment-là était bien pire que le précédent.

Peut-être qu'avec le temps, tout reviendrait comme avant. Juste une question de temps... Mais il y avait des choses que même le temps ne pouvait effacer.

Pourtant, le désert était et resterait toujours son foyer. Malgré les événements, les drames, les catastrophes, les malentendus, les rejets... Sharrkan était lié à Kaze, plus qu'à n'importe quoi d'autre. C'était ici qu'il voulait mourir. Laisser ses os redevenir poussière et se mêler au sable, caressé par le Vent... Mais en attendant ce moment, il ne pouvait plus rester ici. Il reviendrait un jour, c'était certain.

Mais avant ça, il devait trouver sa voie ailleurs. Encore une fois, c'était sûrement une façon de fuir. Ou une façon de prendre une décision qui lui convenait, sans faire face à d'autres choses qu'il préférait taire, même à lui-même. Dans tous les cas, c'était lâche. A quoi bon le nier ? Les vieilles habitudes avaient la vie dure. Malgré sa façade assurée et arrogante, Sharrkan cachait beaucoup plus de faiblesses qu'il ne se permettait de montrer aux autres.

Alors quoi ? Où ? L'argenté n'avait jamais été un rêveur. Il ne nourrissait pas de grandes ambitions ou de grands espoirs. Il n'avait pas de rêves à proprement parler. Des objectifs à moyen terme ; c'était la seule chose qu'il s'autorisait, pour ne pas être déçu. Mais ça lui convenait très bien comme ça. A croire que tous les shinobis avaient besoin d'avoir un but extravagant pour avancer dans la vie : unifier le Yuukan, établir la paix entre les Villages, devenir le plus fort, le plus puissant, le plus intelligent, le plus cultivé... Supprimer le chakra et à l'inverse, supprimer celui qui voudrait supprimer le chakra. Pff, quelles conneries. Est-ce que c'était si mal que ça, de ne pas avoir d'ambitions à la con ?

Ce que Sharrkan voulait vraiment, c'était... faire partie d'un tout. Avoir des personnes sur qui compter sans l'ombre d'un doute, avoir un endroit à appeler "chez lui", avoir des occupations passionnantes. Ce qui pouvait sembler bien peu extravagant pour quelqu'un d'aussi... coloré que lui ; mais ce n'était rien de plus que la réalité.

Malgré tout, il savait qu'une vie simple ne lui suffirait pas. Malgré ses plaintes constantes pour avoir une vie confortable, il savait au fond de lui que ce n'était pas le genre de vie qui lui conviendrait. Il s'ennuierait bien trop vite et pour compenser cela, plongerait dans la plupart des vices de l'espèce humaine. S'il s'engageait sur cette voie, il finirait certainement par perdre la vie à cause de drogues et d'alcool, au fond d'un bordel miteux. Haaa... ouais, il pouvait définitivement l'imaginer.

Au fur et à mesure de son cheminement, les possibilités se réduisaient. Pourtant, il ne faisait pas un choix par élimination. C'était plutôt... pour confirmer son idée, être sûr de faire le bon choix. Il y réfléchissait depuis un moment mais au final, ce qui le freinait le plus étaient les raisons de ce choix. Pas suffisantes ? Pas bonnes ? Pas glorieuses, pas altruistes ? Mais au final, depuis quand en avait-il quelque chose à foutre ? Il faisait ce qu'il envie, il se foutait de l'avis des autres. Rien de plus. Depuis quand cela avait changé ? Au diable ceux qui imaginaient pouvoir le juger, il ferait comme d'habitude ; exactement ce dont il avait envie.

Il se mentait s'il pensait vraiment que jusqu'à maintenant, il n'avait pas eu le choix. Tout ce qui était arrivé dans sa vie n'était que de son propre fait. L'exil de Kaze était en réponse à ses actes et même là, s'il l'avait vraiment voulu, il aurait pu aller n'importe où plutôt qu'à Kumo comme ordonné. Il se mentait s'il pensait qu'il avait rejoint le Fukkatsu pour honorer sa promesse faite à Kyohei. Il se mentait s'il pensait qu'il avait plaidé allégeance à l'Asaara par obligation envers son pays. La vérité ? Il avait fait tout ça parce qu'il en avait envie. Et rien de plus.

Sentant soudainement une présence, le manieur de chaleur ouvrit les yeux, ne sachant pas combien de temps s'était écoulé depuis qu'il s'était plongé dans ses réflexions. Mais alors qu'il vit la présence qu'il avait perçue, Sharrkan se figea totalement.

« Un... »

Les mots se bloquèrent dans sa gorge, son esprit totalement vide ; son regard bloqué dans celui du majestueux félin qui se tenait à seulement quelques mètres de lui. Car lui aussi le regardait, d'une manière presque irréelle. Incapable de réfléchir rationnellement, tous les muscles de l'argenté étaient tétanisés. Et pourtant... malgré le rang de prédateur de l'animal, Sharrkan ne se sentait pas en danger.

Lorsqu'il reprit ses esprits et cligna des yeux, le félin avait disparu. Littéralement disparu, sans laisser de trace, alors qu'il se trouvait en plein milieu du désert... Une vieille légende que lui racontait sa mère lui vint immédiatement à l'esprit.

« Un guide... ? Est-ce que tu es venu me dire que je fais le bon choix ou alors que comme toi, je cours à ma perte ? »

Lança-t-il dans le vent, sachant qu'il était seul à nouveau.

« L'un n'empêche pas l'autre, tu le sais mieux que quiconque... »

Le Kazejin soupira. Il se releva, enlevant le sable qui s'était infiltré dans ses vêtements. Il était temps de rentrer ; le soleil se couchait déjà, pourtant il avait l'impression de n'avoir passé qu'une heure ici. Cet endroit... était définitivement étrange. Mais à présent, ses pensées étaient en ordre. Il savait quoi faire, où aller. Sharrkan ne se retourna pas, sachant néanmoins que c'était peut-être la dernière fois qu'il voyait cette oasis.