Les plis de la nature ne détenaient aucun prestige, aucune beauté sauvage. Depuis l’arrivée de l’augure en ces terres désolées, il se demandait même si l’on pouvait parler de « nature », car aucune pousse ne résistait à l’aridité artificielle du biome. Était-ce le ruissellement direct de l’abus de chakra ? Ou est-ce que la simple géolocalisation du Pays des Griffes – entre le vaste désert de Kaze no Kuni et le relief escarpé de Tsuchi no Kuni – était responsable de ce mélange bâtard que l’on époussette sous le tapis ? Par manque de ressources, la Vallée de l’anarchie n’avait su conquérir l’ambition de ses hôtes les plus divins, causant l’exil des premiers shinobi de l’Humanité. Car il ne faisait pas bon vivre à Tsume no Kuni. L’agriculture était une notion abstraite ; l’on pouvait seulement compter sur de l’élevage, au sein d’un mode de vie nomade hautement influencé par la chance. La seule richesse se terrait dans le minerai en tout genre des souterrains, une monnaie d’échange pour troquer des vivres cruciales – si tenté que les peuplades voisines acceptent une alliance commerciale. Hélas, les Tsumejin étaient livrés à eux-mêmes. Il ne fallait pas creuser bien loin pour trouver la première racine des maux de cette nation. Bien des guerres avaient été lancées à cause de soucis géographiques, qu’ils aient concerné la quantité de ressources locales, ou l’emplacement de frontières arbitraires. De toute évidence, le Pays des Griffes était sauvage à l’Homme, et celui-ci s’est entêté à s’y implanter, faute de mieux. Le résultat ? La Vallée de l’anarchie, et le Refuge de l’Humanité. Dans cette affaire ancestrale, le chakra avait perdu son rôle de bouc émissaire.
« C’est un miracle que vous ayez pu survivre aussi longtemps ici. — Nous n’avons que ça. Nos ancêtres ont su s’adapter au fil des âges. »
Le Prédicateur fit rouler sa main sur la roche friable sous ses fesses. Une fine poussière d’argile agrippa les fibres de son gant. Aux dernières nouvelles, l’être humain ne pouvait pas se nourrir de caillasse et de fer. Ces pics rocheux étaient autant d’épines dans les bottes de ses hôtes.
« Comme nos voisins du Vent, Tsume no Kuni s’est épanoui grâce au commerce. Au début de l’âge du fer, nous étions l’un des principaux fournisseurs de métal du continent. À l’inverse de Tetsu no Kuni, nos ancêtres étaient prêts à céder nos ressources, et non les garder précieusement. De nombreuses caravanes traversaient nos routes. Alors, nous avons créé de grandes villes, des carrefours, des places commerciales, dans le seul but d’accueillir un maximum nos partenaires sur un territoire aussi hostile. Mais tout a été bouleversé lors de l’apparition du chakra. Les cartes ont été redistribuées. Et le pays n'a cessé de choir depuis lors. »
L’enfant de l’os passa sa tête hors de la crevasse dans laquelle son compagnon et lui s’étaient réfugiés. La volute de fumée que dégageait leur feu de camp de fortune faisait pâle figure face à celle du brasier à l’horizon. Selon les dires de Kanazuchibō, le baron de cette place forte brûlait nuit et jour une quantité incommensurable de charbon afin d’écouler leurs stocks infinis, au fil de leurs pérégrinations souterraines, à la recherche de pierres et minerais précieux.
Sesshū s’aida d’une brindille morte pour attiser les braises incandescentes. Par faute de ressources, le foyer peinait à prendre son envol, les flammes mordant timidement les combustibles sacrifiés. Le Kaguya dut même prendre le risque de choquer son collègue en extirpant des os de son corps, afin de les placer sur l’autel. Un stratagème qui s’était avéré efficace lors de sa campagne au Pays des Neiges.
« À combien estimez-vous nos chances de pacifier le baron sans effusion de sang ? — Je ne sais pas si je peux parier sur la vie d’un confrère Tsumejin… — Il n’a de Tsumejin que de sang. Les frontières du pays libre sont celles du Refuge. — Vous marquez un point. Disons que… j’espère que nous pourrons convaincre son entourage. Ses proches lieutenants peuvent aller au diable, mais les pauvres gens qui travaillent sous sa coupe doivent être épargnés. Le sang ne doit pas couler inutilement. »
Un dessein noble, pensa l’augure sans dire mot. Mais la dure réalité du monde empêchait parfois le camp du Bien d’utiliser ses armes de morale et d’éthique. Parfois – souvent – il fallait plonger ses mains dans la merde et le sang. Combattre le feu par le feu. Cautériser la tête de l’hydre pour qu’elle ne repousse pas. Ce trait de pensée renvoya l’esprit de l’augure aux agissements de Sakaze Tôsen, « l’Homme au chapeau ». Est-ce que la réalisation de son utopie légitimait tous les crimes qu’il avait commis, et planifiait de commettre ? Le Prédicateur pouvait-il au moins s’identifiait au Ningen, s’il prenait si solide appui sur l’ombre du tyran ? L’enfant de l’os était-il destiné à se mettre le monde à dos, son monde, pour un simple désir intangible ? Sacrifier le Domaine, sacrifier la Brume, sacrifier sa moitié, valait-il le probable salut du Yuukan ? Les jours s’enchainaient sans marquer le temps présent, mais les remords, eux, demeuraient ancrés à l’âme du Kaguya. Il avait abandonné les siens, ceux qu’il avait juré de protéger, dans l’espoir d'en protéger davantage une fois son périple accompli. Un saut de l’ange suicidaire, empli de bonne volonté, allant pourtant semer peine et désespoir dans son sillage.
« Vous allez bien ? »
Le Prédicateur dodelina de la tête. Les flammes avaient avalé son intérêt et son regard. Passant une main dans sa chevelure d’albâtre, il s’enquit à se ressaisir, s’accrochant à la perplexité de son compagnon pour ne pas retomber.
« Je pensais aux miens. — Kiri, c’est cela ? »
Encore une fois, l’augure répondit d’un geste de la tête.
« Vous y aviez une famille ? — Haha. Oui, on peut dire ça. Une très grande famille. Notre clan est très fraternel. Je n’ai jamais quitté le Domaine plus d’un mois. Mon mal du pays puise sa force de leur absence. Du moins… de la mienne. — Je n’ose pas me mettre à votre place. — Inutile. Ce qui est fait est fait. Un homme doit supporter ses propres fardeaux ; et s’en servir de moteur pour survivre au lendemain. Je n’ai pas accepté l’appel de Sakaze Tôsen pour pleurer sur mon sort. J’ai décidé d’adopter sa vision du futur en toute connaissance de cause. Même si le deuil me dévore de l’intérieur. »
Sesshū posa sa paume sur son cœur serré ; sur la dague en cristal fantôme qui pendait il y a encore quelques mois autour de son cou. Un soudain ressac submergea la gorge de l’enfant de l’os. Il baissa la tête vers la roche, et scella ses paupières à ne percevoir aucun degré de luminosité, dans la crainte qu’une larme orpheline n’essaie de s‘échapper.
« Je me suis fait une promesse, un jour. Celle de visiter les plus hauts monts de Tetsu no Kuni en sa compagnie. Emboitant le pas de mon feu maître lorsqu’il a entrepris son pèlerinage en terre inconnue. Libéré des menottes de velours de la Brume, je pourrais peut-être m’y rendre. Pour accepter la mort qui m’est déjà destinée. »
La cité fortifiée débordait sur le flanc de la montagne, de laquelle allaient et venaient nombre de fourmis humaines. Du point en hauteur revendiqué par le Prédicateur et son collègue du Refuge de l’Humanité, l’on pouvait voir – comme l’homme de main l’avait mentionné – l’immense brasier en pleine effervescence, des charrettes entières de charbon n’attendant que d’être vidées dans ce poste de combustion atypique. Une colonne de feu et de suie, noire comme la plus profonde des caves, liait la terre et le ciel ensemble. Les toits des bâtisses environnantes en subissaient le prix quotidien, une épaisse couche de poussière grisâtre habillant les tuiles en céramique. Le sol de la place forte n’était pas en reste, constamment piétiné par les débardeurs de la « baronnie », des sentiers se dessinant à force de passage. La partie riche du domaine, à l’extrême opposé du braséro infernal, bourdonnait tout autant de vie. Même si la distance qui séparait l’augure de son objectif était conséquente, il pouvait néanmoins discerner la différence d’atours et de charge de travail entre les habitants des parties est et ouest de la ville. Le baron local avait certainement élu domicile dans la plus belle des demeures.
« Vous devriez couvrir votre visage. Ne laissez pas la cendre chaude emplir vos poumons. »
L’enfant de l’os tendit une étoffe d’ébène à son partenaire de circonstance, tandis qu’il en réservait une pour lui-même, et l’attachait déjà autour de sa gorge. En un seul accessoire, les protecteurs du Refuge avaient transi de voyageurs à bandits. Kanazuchibō fit aussitôt un nœud derrière sa nuque, et s’assura que la dague à sa ceinture fut tout aussi sécurisée. Le bandeau n’allait en rien le protéger de la mort.
« Nous irons nous présenter sans prétention. Le but ne sera pas d’attiser la révolte – mais d’ouvrir le dialogue, et de comprendre leurs agissements. Au moindre écart de conduite, je les dissuaderai d’arrêter. Je ne crache pas de flammes, et ne peux plus fracturer la roche, mais le spectacle les horrifiera. — J’essaierai de ne pas rendre mon déjeuner. — Vous pouvez détourner le regard. Je ne vous en tiendrai pas rigueur. »
Le civil avait déjà vu l’envoyé de la Brume à l’œuvre, alors qu’il faisait pousser des os de son avant-bras pour nourrir leur maigre feu de camp. Pris d’une curiosité morbide, il avait pris le soin d’inspecter cette chair malléable s’ouvrir et se refermer, sans que la moindre goutte de sang n’en tâche l’épiderme. Le mécanisme biologique de ce don « divin », mais ô combien cauchemardesque, lui avait arraché la parole. Pourtant, Kanazuchibō n’était pas rassasié. Jusqu’où le potentiel de son compagnon pouvait le dévier du droit chemin ? À quelle cadence pouvait-il torturer son corps de la sorte ? Quel gouffre abominable le séparait de son humanité perdue ?
« Préparez-vous à combattre. Ou à fuir, si l’instinct de survie vous le dicte. Je n’ai guère de patience pour les rebuts du monde. Tout guerrier doit apprendre à choisir ses batailles. — Vous avez carte blanche. Gardez simplement en tête qu’anéantir cette place forte n’apportera rien de bon au Refuge de l’Humanité. Il n’y aura que davantage de sang sur vos mains. »
La mise en garde arracha un sourire puissant au Prédicateur. La réaction pure dérangea l’homme – sans pour autant le surprendre. Il commençait à comprendre le monstre avec qui il avait marchandé. Une bête assoiffée de sang ; un spartiate élevé sur le champ de bataille ; un érudit des mécanismes du corps humain ; le parfait soldat d’une des nations les plus prestigieuses du Yuukan – Mizu no Kuni. Malgré le peu de trafic humain du Pays des Griffes, Kanazuchibō avait entendu parler de cette cité militaire, ce village caché par la Brume, ce modèle ayant convaincu tous les souverains du monde à composer une armée de shinobi. Par sa simple nature de guerrier-né, l’augure était devenu le porte-parole de cette puissance lointaine, inconnue, à qui l’on avait greffé tant de légendes urbaines, légitimées ou non. Était-il vrai que les adolescents initiés à la maîtrise du chakra s’entre-déchiraient pour trier le bon grain de l’ivraie ? Kiri la Grande possédait-elle une flotte navale capable de recouvrir l’horizon entier de voiles ? Pour bien des raisons, l’homme ne voulait pas entendre les réponses du Prédicateur. Il espérait que ces rumeurs étaient infondées – incapable d’encaisser le choc si elles s’avéraient juste.
« Regardez-moi, Kanazuchibō. Contemplez l’ironie. — Plaît-il ? — Un simple errant ; un prétendu justicier ; un mercenaire. Qui se lance l’idée de conquérir une cité fortifiée de son propre saoul. De l’autre côté de ces barricades de fortune doivent se terrer une douzaine de gens d’armes. Peut-être deux, en surestimant l'ennemi. Soyons inventifs – si les mineurs ont abandonné leur amour propre au fond de ces cavernes et décident de suivre les directives de leur maître, une centaine d’âmes peuvent être convoquées au-devant du charnier. Représentent-ils le moindre danger pour un shinobi expérimenté ? — Je… s’ils vous encerclent, peut-être que… — Non. Je suis le dieu que vous décriez ce matin dans vos sermons. Grâce au chakra, j’ai le droit de vie ou de mort sur ces mortels. L’impuissance les affuble. Ils pourront se munir d’armes et d’armures, mais demeureront pourtant nus comme des vers. Sommes-nous légitimes ? Est-il "juste" d’avoir les capacités d’un tel massacre, d'une facilité abusive ? Certes, le symbole de la paix peut être brodé sur toutes les bannières lorsqu'un seigneur juste guide ses troupes. Mais il suffit que le chakra serve les mauvais desseins pour anéantir toutes les avancées offertes jusqu’alors au peuple innocent. »
Kanazuchibō avait bu les paroles de Sakaze Tôsen au point de les revendiquer pour lui-même, mais cet exemple grandeur nature arriva tout de même à l’ébranler. Au contact du shinobi, il allait de mal en pis. Plus il effritait la carapace de son compagnon, plus il entrapercevait sa nature déviante, intrinsèque à l’idéologie de l’Homme au chapeau. Ses poils se hérissèrent. Une aura meurtrière émanait de la statue de marbre, d’albâtre, dont les pulsions commençaient à vrombir.
« L’institution de Kiri est tout ce que j’avais. Je m’y suis insufflé corps et âme, nuits et jours, avant même sa création. Et, aujourd’hui encore, je ne peux cesser de croire en Elle. Nous sommes les parfaits modèles des affins au chakra de ce monde. Car nous avons écarté la mort de nos méthodes ; avons investi dans la justice pour ne pas crouler sous le poids de la vengeance ; avons ouvert l’œil dans la plus noire des ombres pour prévenir le sang coulé ; avons formé nos enfants à la spiritualité pour façonner un meilleur lendemain. Kiri est Belle. Kiri est Grande. Kiri est l’avenir dont a besoin les peuples du Yuukan, mais dont ils ne pourront jamais bénéficier. Il y aura toujours des anomalies. Des esprits déviants. Des dieux autoproclamés qui, comme moi sur ce maudit pic, pourront profiter de ce pouvoir incontrôlable pour semer le chaos. Alors, Kiri réparera. Kiri pleurera. Mais, malgré Sa perfection, Kiri ne pourra jamais enlever l’ambition destructrice du prisme de l’esprit humain. »
L’envoyé du Refuge lorgna la place forte en contrebas, si petite, si insignifiante. Était-il trop tard pour faire machine arrière ? Allait-il oser demander à l’abomination à ses côtés de baisser ses armes, et donner un sursis au baron et à ses mineurs ?
« Pourquoi ne pas utiliser votre divinité pour changer les mœurs ? Pourquoi… ne pas profiter de votre surpuissance, de votre immunité, pour persuader l’ennemi de changer ses méthodes ? — Et s’ils refusent ? — … — Ils refuseront. Après une heure, un jour, un mois. Les décisions d’ampleur ne peuvent être adoptées que par soi-même. L’imposer à autrui est contre-productif. Cela ne cause que du conflit – en différents niveaux. Utiliser cette puissance de feu revient à supprimer cette vaine phase de négociations. La seule solution serait la création d’un ordre mondial, pacifiant toute tribu, de la plus noble à la plus rustre. — La Coalition ? — Elle pourrait, en effet, faire office de chef d’orchestre, dans la mire de ce projet d’ampleur. Mais seul l’échec l’attend. Viendra le temps des désaccords ; et puis celui de la fracture. »
L'idée avait déjà germé dans le cœur de Sesshū, au point d'y implanter ses rhizomes. Il avait espéré, lors d'une utopie plus folle que celle de Sakaze Tôsen, que la cité de la Brume revendique le Yuukan pour y imposer la paix. Une valeur nulle dans l'équation des possibilités. Un plan sur une comète passée la veille. Mais celui de l'Homme au chapeau, lui, était possible.
Les portes de la place fortifiée se dressaient devant les hérauts de l’Humanité. Posté sur le chemin de ronde, une sentinelle les avait hélé par sommation, et leur avait ordonné de ne pas bouger un cil, la pointe en métal de son carreau d’arbalète dirigée vers les tripes du Prédicateur. Du remous dérangea très vite l’enceinte de la cité, de laquelle se distingua une menue phalange de gens d’armes, qui se fraya une voie jusqu’à la vigie pour poser les yeux sur les invités mystères. Terrés au milieu des étendues désolées de Tsume no Kuni, les gardes n’avaient pas l’habitude de rencontrer des voyageurs demandant le gîte. Un indépendant se munit à son tour d’une arbalète pour s’assurer que les deux cibles soient menacées de mort.
« Qui va là ?! »
Le Prédicateur leva les bras en l’air – et convainquit son compagnon d’en faire autant. L’approche se devait être pédagogue. Amicale. Et ce malgré la tension qu’attisait les hôtes de la place forte, sous couvert de protocole de défense.
« Nous venons du Refuge de l’Humanité. — Pourquoi diable vous foutez les pieds ici ? Ça manque tant de travail, par chez vous ? »
Le bougre levait un point de réflexion intéressant. Les mineurs étaient-ils asservi sous la coupe du baron, ou désiraient-ils simplement profiter du confort de son domaine ? Des innocents ne voulant pas être sauvés. Des êtres humains dotés du libre-arbitre, ayant décidé d’eux-mêmes de trifouiller les entrailles du monde. Était-ce une bonne idée de vouloir remettre le pays sur place ? Cette société recluse, modeste, fonctionnait très bien à son échelle.
« Nous aimerions parler à votre représentant. — Vous lui voulez quoi ? Lui tirer les cartes ? — Il sera un acteur majeur dans la rénovation du Pays des Griffes. Son influence est du pain béni. À défaut de se cacher derrière nos murailles respectives, il est grand temps de se réunir. — Ça ne me dit rien qui vaille… — Transmettez-lui notre message. Nous attendons. — Vous êtes fous à lier. Ça ne va pas fort, dans votre trou à rats. Mais soit ! Soit. Je vais faire mon boulot, et aller "demander audience" au baron. Préparez-vous à rentrer chez vous la queue entre les jambes. »
Tandis que le porte-parole abandonna son perchoir pour rejoindre – selon toute vraisemblance – les quartiers du baron, les deux arbalétriers restèrent quant à eux aux abois, la mire dirigée sur leurs interlocuteurs d’infortune. Gravité et fatigue imposaient déjà leurs brides, car la vigilance de l’augure remarquait déjà la lente déviation de trajectoire que prenaient les engins de mort des sentinelles. Parfois, les deux protecteurs de la place minière retrouvaient le contrôle de leurs arbalètes, donnant un à-coup pour les redresser, avant de subir le même sort, encore et encore. Le seigneur local se faisait désirer. Soudain, un éclat de voix les sauva de leurs supplices. Un timbre familier – celui du baron. Sans se soucier du danger qu’il embrassait en s’approchant de la sorte des fortifications du village, l’homme s’imposa en être de lumière sur le chemin de ronde, profitant de sa hauteur pour laisser passer un message contextuel à ses hôtes. Un être de lumière, en effet – car il avait profité des trésors arrachés aux sillons de la montagne pour les greffer autour de ses doigts, des poignets, son cou, ses lobes. Plongé dans un halo de lumière, enseveli sous le zénith solaire, le shogun rayonnait de mille feux.
Un authentique daimyō. Même s’il n’en avait pas le titre.
« On nous a soufflé dans l’oreille une annonce croustillante. Ainsi, le trône de Tsume no Kuni est vacant, et il demande la conviction d’un seigneur prospère pour sauver le pays ? Nous sommes votre homme. »
Encore une fois, l’ambition piétinait la réalité de ses grands sabots.
« Il n’était pas question de céder les rênes du pays, contesta le Prédicateur. — Voyons, bellâtre à la chevelure d’albâtre. Laissez l’idée tracer sa voie dans votre cœur, et admirez l’effort collectif qui anime notre "refuge". Nous n’avons pas attendu l’institution du Ningen pour protéger la plèbe. Nos ouailles profitent d’une sécurité de vie et d’emploi sans pareille. 掘り出す Horidasu est l’un des derniers bastions libres encore debout. Pourquoi ce miracle, me direz-vous ? Parce que nous tenons aux nôtres. »
Une masse sonore vrombit derrière les portes renforcées de la place minière. L’enfant de l’os devina l’attroupement de main d’œuvre, venue assister au discours improvisé de leur baron. L’amour qui liait le peuple à son maître était-il masochiste ? ou puisait-il son énergie d’un rapport sain ?
Kanazuchibō zieuta le visage de son collègue. Toute cette mise en scène, ce phrasé haut-en-couleur, cette mascarade, lui laissait un ressenti amer. Sur le papier, la position du baron était inespérée, et il espérait justement qu’elle ne s’écartait pas trop loin de la réalité.
« Comment pouvez-vous nous assurer des bonnes conditions de vie des mineurs ? J’ai entendu des choses… se permit de dire le citoyen du Refuge, concerné par le problème. — Ah ! Ces fâcheux crachats des jaloux ayant été refusés à nos portes ! Pensez-vous sérieusement que nous aurions pu maintenir un niveau de vie correct en acceptant la moindre âme errante sur notre territoire ? Nous n’avons plus de places vacantes. Même si, il est vrai, nous pensions à agrandir notre influence afin de recueillir davantage de Tsumejin sans le sou. Vous n’imaginez pas tout le malheur que brassent nos compatriotes, çà et là. Il pousse à commettre l’irréparable. — Serait-il possible de voir l’état de vos hommes de nos propres yeux ? — Remettez-vous en jeu la parole de votre futur seigneur ? »
Les deux arbalétriers sautèrent sur l’occasion pour redresser leurs armes à hauteur de cible, encaissant la piqûre de rappel de plein fouet. Percevant la tension retomber comme un soufflet, ils ne savaient plus sur quel pied danser. Devaient-ils s’apprêter à abattre l’ennemi à tout moment, ou ce réflexe protecteur allait-il les condamner au bagne ? Le baron ne pouvait laisser filer cette chance.
« Non… non, bien sûr que non. — Baissez vos armes, ordonna enfin l’augure, contrastant avec son compagnon d’idéal. Vous ne voulez pas emprunter ce chemin-là. — Et qui êtes-vous pour statuer sur ce que nous voulons ? — Le Prédicateur. »
La colonne vertébrale du Kaguya s’anima soudain ; la pointe de son rachis lévita pour rejoindre les épaules de l’augure, tel un serpent squelettique doté sa propre volonté.
L’effroi court-circuita le système nerveux de l’une des sentinelles. Son doigt ripa sur la gâchette ; l’engin de mort décocha un premier carreau. D’un réflexe surhumain, Sesshū balaya le projectile d’un revers de rachis, évitant la mort précoce de Kanazuchibō. La pointe eut à peine le temps de retomber au sol que l’enfant de l’os désarmait déjà le second arbalétrier, son horrible extension parcourant les quelques mètres qui le séparait du chemin de ronde en un temps record. L’arme confisquée, et sa consœur privée de toute munition, les négociations pouvaient reprendre.
« Baissez vos armes, pardi ! beugla le baron. N’avez-vous pas entendu ce que nous vous avions ordonné tantôt ? Aaah… Pardonnez nos hommes, émissaires du Refuge. Le pays est en ébullition ; nous sommes aux aguets depuis quelques semaines déjà. »
Le regard du seigneur dévoilait le maelström d’idées en son for. Il comprenait la prouesse horrifique du Prédicateur. Et pour cause, les faits d’armes de Sakaze Tôsen, de l’Homme au chapeau, lui étaient déjà parvenus.
Le chakra.
Après deux siècles de décadence, le vent changeait enfin de direction, et il allait être d’une importance capitale de se mettre du bon côté – sous peine de s’attirer les foudres de monstres de puissance.
La main d’œuvre de Horidasu dévisagea les nouveaux arrivants comme si elle n’avait jamais vu d’être humain auparavant. Pour leur défense, le Kaguya n’avait plus rien d’humain – en bien des égards. Par chance, la présence de Kanazuchibō arrivait à équilibrer la première impression délivrée par les deux hérauts du Refuge. Une subtile symbiose entre l’humilité d’un Tsumejin et la surpuissance d’un shinobi étranger qui, main dans la main, s’évertuaient à remettre le pays sur pieds. « Somptueux spectacle, n’est-il pas ? »
Le baron écarta les bras pour présenter l’illustre organisation de sa cité. Comme un seul homme, les mineurs creusaient la terre nuit et jour pour extraire des ressources par milliers de tonnes, multipliant les galeries souterraines aux quatre coins de la région. Un effort commun atypique, à la limite du supportable, offrant toutefois la possibilité de tirer son épingle du jeu.
Le baron se dirigea vers l’un des wagons de l’entrée principale de la mine. Deux rails métalliques s’enfonçaient dans les profondeurs de la caverne pour disparaître dans un virage, laissant planer le doute quant à la distance que l’ordre minier avait parcouru au cœur de la roche. Le daimyō officieux extirpa alors une pierre aux reflets métalliques du fourre-tout précieux, qu’il mira à la lumière du soleil, hélas à moitié voilée par la volute de fumée noire.
« Voici notre pain. Cet amas de pépites est la canne salvatrice qui nous empêche de choir. La seule et véritable problématique du pays est la difficulté – voire l’impossibilité ! – de soumettre la terre pour multiplier les cultures. Le pays est hostile à la vie, infertile jusqu’à l’os. Si nous voulons prospérer, et grandir en tant que nation, de la nourriture devra être posée sur la table. Et, à moins d’un miracle inespéré transmutant notre sol infertile en oasis luxuriant, nous avons besoin d’aide extérieure. »
Le baron relâcha sa prise dans le bac ferreux.
« Comme vous pouvez l’imaginer, nous avons déjà nos contacts. Des petites frappes, çà et là, nous considérant comme des partenaires commerciaux – tant que nous ne questionnons pas leurs méthodes de travail, évidemment. Arriveriez-vous à vivre avec le fil de cette lame derrière la nuque ? — La misère pousse l’Homme au vice. — Comme vous dîtes. Et notre peau est déjà bien rouge de remords. »
La troupe poursuivit sa marche dans les artères de la ville. Menée par le baron, elle se fraya un début de chemin jusqu’aux quartiers riches de la cité, au cœur desquels était nichée la demeure seigneuriale, visible à l’horizon. Le pas lent de leur balade permettait à la conversation de se poursuivre sans accroc.
« Nous comprenons votre initiative, envoyés du Refuge. Vous souhaitez remettre le pays sur pieds, et sauver ces Tsumejin damnés ayant déjà trop souffert. Vous demandez notre participation afin d’unifier le territoire sous une même bannière, et ainsi renforcer notre action commune. Une noble entreprise. Le salut du Pays des Griffes. Mais, voyez-vous, de notre point de vue, le jeu n’en vaut pas la chandelle. — Le sort de vos compatriotes vous indiffère-t-il ? — Au-delà de ces murs, nous ne sommes responsable d’aucune âme errante. Bien évidemment, s’il fallait étendre nos frontières, nous serions obligés de changer de discours… — Vous voulez le trône. — Quoi d’autre sinon ? Une lettre de remerciement ? Un bouquet de chrysanthèmes ? Un sac de riz pour tenir l’hiver ? À l’heure actuelle, Horidasu est autonome. Elle n’a besoin d’aucune protection, ou de ressources supplémentaires. Hélas, votre vision de l’avenir risque de perturber cet équilibre. »
L’ego du baron l’interdisait de se soumettre. Les cartes de l’avenir étaient dans sa main – et il n’était pas prêt de les céder à ses opposants. Pendant un bref moment, le Prédicateur remit en question la possibilité de forcer la main de son interlocuteur, usant de force et de chakra pour arriver à ses fins. Sans surprise, la réflexion tomba aussi vite à l’eau. L’on ne bâtissait pas à un meilleur monde sur des négociations confessées à demi-mot, mais plutôt sur une véritable promesse d’aide et d’espoir. Si le baron ne trouvait pas son compte, il allait être difficile de compter sur sa bonne foi.
« Parlez-en à vos mécènes, "Prédicateur". Transmettez-leur mes sincères salutations. Lorsque l’idée aura germé dans vos esprits, vous saurez où nous trouver. Il ne sera pas possible de communier ensemble autrement. »
Les portes de la cité autonome d’Horidasu se refermèrent derrière les deux envoyés du Refuge. Depuis les hauteurs du chemin de ronde, le baron leur adressa un dernier signe de la main, empli de politesse, mêlé d’une touche de dédain. Le seigneur avait brillement emporté ces négociations ; dans l’incapacité de forcer leur discours, le Prédicateur et son compère avaient dû rebrousser chemin. Une bien fade conclusion pour une mission où ils avaient risqué le massacre.
« Qu’allez-vous faire ? demanda Kanazuchibō à son homologue divin, tandis que le temps retrouvait son cours. — Atteindre les responsables du Ningen pour leur communiquer la proposition du baron. — Est-ce raisonnable d’offrir l’Humanité en pâture à cet… esclavagiste ? — Vous noircissez le trait. — Je sais. J’ai simplement peur d’imaginer ce qu’il pourrait commettre avec davantage de moyens en sa possession. Vous comme moi avons bien vu qu’il chérit ses avantages de maître… — L’Humanité ne pourra pas survivre seule. Elle a besoin de toute l’aide négociable. Et puis, je doute que ce "baron" soit un homme foncièrement mauvais. Son penchant terre-à-terre représentera un atout conséquent dans l’essor du Pays des Griffes. Les utopistes, malgré leurs grands airs, ne vont jamais au bout de leurs idées. »
Le constat auto-flagella la conscience de l’augure. Lui-même se rangeait dans cette catégorie de personnes certes optimistes, mais incroyablement naïves, mettant en bannière des idéaux parfaits au détriment de la réalité. L’enfant de l’os était l’acteur de tant de projets caduques, rendant l’idée de se greffer à celui d’une autre personne, rassurante. La Forêt de l’Os ; l’alliance avec le Pays des Neiges ; l’institution du Temple de l’Os ; le retour aux sources fraternel du clan Kaguya ; une vie de famille paisible en compagnie de sa moitié. Tant d’idées alléchantes que se brisaient sur les digues du compromis.
« J’ai l’impression d’avoir raté notre chance. D’avoir gaspillé notre temps – votre temps. Ne pouvons-nous pas aller plus loin ? Il suffirait d’utiliser ce don divin, en votre possession… — Nous ne sommes pas des héros, Kanazuchibō. Les étoiles ne gravitent pas autour de nous. Nous ne sommes pas le centre du monde. Frayez-vous un semblant de chemin sur le mince fil de votre existence, et essayez d’accomplir quelque chose, à votre échelle. Il est dangereux de rendre des comptes avec soi-même. Lorsque le dernier grain de sable aura chu, ce qui n’aura pu être fait sèmera bien plus de remords que la fierté apportée par vos campagnes. — Les Tsumejin n’ont plus le luxe d’être pessimiste, Prédicateur. — Vous arpentez ce monde et y associez la couleur noire. Se contenter du possible appartient pourtant au domaine du blanc – du bonheur. Le désir, lui, n’est qu’un autre terme pour décrire l’ambition. — Sommes-nous condamnés à ne plus sourire ? — Non. À ne plus chercher de nouveaux prétextes pour sourire. Sans chakra, Yuukan tombera de mal en pis. Il serait imbécile de croire que le monde sera sauvé. Des nations tomberont dans la guerre civile. Sans puissance shinobi pour assurer une autorité nationale, des factions opportunistes monteront aux créneaux pour assouvir leurs desseins. Car le chaos engendre le chaos. Mais, à votre échelle, vous pouvez décider de sourire. — Autant appliquer cette philosophie dès aujourd’hui, et se laisser mourir à petit feu. Je désapprouve votre point de vue, Prédicateur. C’est injuste. Ça ne peut se passer comme cela. »
Kanazuchibō serra le poing. Il avait approché l’enfant de l’os dans le but de changer les choses, et « d’assouvir [ses] desseins », justement, même s’il les considérait bénéfiques pour le pays dans lequel il avait grandi. Au bout du compte, cette entreprise ne portait aucun fruit, sinon plein de vers. Son impuissance le dévorait de l’intérieur. Et le refus d’agir de son compagnon surhumain aggravait l’appétit de son mal-être. Pourtant, il n'était pas encore au bout de ses surprises. « La sagesse n’est pas une question de poursuite, mais de recul. — Votre "sagesse" ne sauvera pas notre pays. Faites quelque chose ! — Il nous faut changer les mœurs, Kanazuchibō. Cela demande du temps, et de la patience. Aucune guerre ne nous sera profitable. Au contraire : c’est dans la cohésion que grandissent les peuples. » Mais s’il doit y avoir une guerre, pensa tristement l’augure, alors le Ningen devra se dresser en tant que bouc émissaire pour que la Coalition trouve Sa propre cohésion. Un homme de paille incinéré au nom de la paix. Pour des siècles et des siècles.
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