Déchéance. Indigence. Insécurité. Un melting-pot sale brassant maintes castes et populations, toutes unies sous la bannière – ou le joug – de l’Homme au Chapeau. La rencontre entre cette entité quasi divine et l’augure remontait déjà à quelques jours, mais l’exilé n’avait pas encore trouvé le temps dans ce drôle de chaos pour trouver un semblant d’ordre au sein de lui. Qu’avait-il osé commettre ? Emboiter le pas de cet ennemi mondial, dont la tête tranchée pouvait financer bien des empires, avait-elle été une idée éclairée ? L’enfant de l’os n’osait pas répondre à cette question lancinante. Non pas qu’il avait peur d’y apposer des mots, non – mais parce qu’il ne disposait d’aucune réponse franche. Les échos de son maître lui parvenaient à compte-goutte, nourrissant en lui une volonté de dialogue, de recherche, de savoir, et les autochtones brisés du Refuge de l’Humanité scellaient cette envie. Comment promettre un futur radieux, babines retournées, lorsque tant de regards peinaient à s’émerveiller ? Cela n’était pas la faute du tyrannique Homme au Chapeau, mais bien celle de l’instinct fratricide des hommes, séculaire, que le chakra avait si bien exacerbé depuis la nuit des temps.
En promenant son attention sur les étals d’atours et d’armes du Marché des Bibelots, Sesshū constata le gouffre de confort que séparait Kiri la Grande du reste du monde. Ce goulet de pauvreté peinait à tirer son épingle du jeu, stigmate d’un passé ordinaire, rythmé au son des cors de guerre. Il y avait tout à accomplir. Un ordre mondial chakratique pouvait-il balayer cette misère ? Ou fallait-il au contraire faire table rase de tout potentiel abus de puissance pour effleurer l’espoir d’une paix éternelle ? Le cœur de l’augure balançait entre ces deux philosophies jusqu’à en éprouver des nausées. Il n’y avait pas de réponse. Pas de chemin tracé. Pas de terre battue. Le « Prédicateur » du clan Kaguya allait devoir apprendre. En gardant dans un coin épineux de son âme toutes les promesses qu’il avait pu confier aux siens lorsque la paix n’était qu’un désir d’enfant. Un jour, l’augure allait devoir rendre des comptes. Avec la Brume, avec lui-même, avec sa moitié. Ce jour-là, il resterait assis en tailleur, proposant de partager une infusion de thé, ouvrant le dialogue pour tenter de convaincre les acteurs aveugles de Coalition. Ou disparaitra, comme son maître avant lui, en essayant.
Cela faisait plusieurs jours que la jeune femme prenait ses marques au sein de la nouvelle organisation s’installant au pays de la Griffe et tout autant de temps passé à penser à ceux qu’elle avait laissés à Tsuchi no Kuni. Sans indication et sans intérêt pour une quelconque précipitation, l’ancienne jonin se retrouvait ainsi à errer au travers des ruelles du refuge. Sentinelle à ses heures perdues, elle observait de sa vue retrouvée les arrivants et les autochtones se mêler dans une cohue familière. Le marché des bibelots, modeste forum de ses rencontres, inspirait en elle une sensation nostalgique. Bien loin de rivaliser avec les échoppes et boutiques abondantes de la capitale de la Pluie, le lieu évoquait malgré tout quelques souvenirs enfouis à la jeune femme.
Ce fut au milieu de cette mélée d’individus inconnus et indistincts que Fuyumi repéra un visage moins étranger que les autres. Elle ne connaissait rien de son propriétaires hormis qu’il fut le seul des shinobis de la Coalition à avoir osé quitter les siens pour la rejoindre sur la place où tout avait commencé, l’unique soldat séduit par les paroles de Tôsen, ayant affronté le démon du Ciel avant de rejoindre cette quête divine. Il n’était plus un shinobi parmi les civils, mais bien un homme parmi les siens. La frustration de ne pas pouvoir mettre un nom sur celui qui possédait au moins autant de mérite que celle qu’on surnommait désormais l’Initiatrice poussa cette dernière à se rendre à sa rencontre.
Déposant quelques ryos sur le comptoir de l’étalage d’un primeur, elle en saisit un couple de pomme qui ravissaient ses pupilles avant d’en tendre une au jeune homme.
— Je m’excuse d’être partie sans avoir pris le temps de me présenter l’autre jour, entama la jeune femme avec un léger sourire sur le visage, je crois que nous avions tous l’esprit occupé. Je suis Fuyumi, mais j’ai l’impression que le titre de l’Initiatrice marque plus les esprits par ici désormais. J’espère que vous trouvez en ces lieux ce que vous cherchez.
Croquant dans le fruit qui lui restait, Fuyumi s’appuya légèrement contre la batisse qui jonchait la rue en attendant la réponse de son interlocuteur.
La transe qui anesthésiait le corps de l’augure plia finalement l’échine face à la voix familière d’une passante. L’enfant de l’os releva le regard, son attention profitant d’une seconde vie pour reconnaître l’aura de cette fameuse femme masquée ayant emboité en premier le pas de l’Homme au Chapeau. Parmi les shinobi de la Coalition, peu d’intrépides avaient osé tourner le dos de leurs villages respectifs pour répondre à l’appel du Tyran. L’Initiatrice avait pourtant embrassé cette opportunité à pleines mains pour accomplir ses desseins personnels. Alors, une question tarauda le psyché du Kaguya : combien étaient-ils à sillonner le Refuge de l’Humanité le cœur lourd de remords ?
« J’accepte sans affect vos excuses. Nous n’avions ni l’occasion, ni le recul d’échanger nos identités respectives, je le crains. Sans mauvais jeu de mots, vivre aux côtés de l’Homme au Chapeau semble… altérer le temps. »
L’augure offrit un sourire sincère à son interlocutrice démasquée. Perdu au milieu du Marché des bibelots, son esprit regardant par-dessus sa propre épaule pour ne pas quitter des yeux les souvenirs encore chauds de ses proches, Sesshū s’amarrait à cette seule figure familière pour ne pas chavirer. Était-elle toutefois la bonne personne avec qui se rapprocher ? Cela, l’enfant de l’os était prêt à l’ignorer pour garder un semblant de chaleur.
« Je me nomme Sesshū. Enchanté de faire officiellement votre connaissance, madame. Et, s’il est de rigueur d’échanger nos titres, alors retenez Prédicateur du clan Kaguya. »
Le regard du déserteur balaya la rue à l'affut d'un faux pas incongru. Une déformation professionnelle devenue habitude, sur laquelle sa sensorialité s'était si bien greffée avec le temps. Par chance, rien n'osait perturber la rencontre de ces deux nouveaux hérauts du Ningen. Tous ressentaient l'aura imperceptible qu'ils dégageaient naturellement.
« Je vous avoue qu'il m'est encore difficile de m'acclimater au décor. Tout est si... gris. Et pourtant, il ne semble pas y avoir meilleur exemple pour légitimer les idéaux de notre figure de proue. Le constat me glace le sang. Ces gens... ces rescapés... ces victimes de la rage humaine... J'ose enfin les regarder après une vie entière d'innocence. »
Devant Sesshū mourait la patience d'un marchand dépourvu de biens et d'argent, les joues creusées par les troubles du pays. Sur son étal, des haches cabossées recouvraient le support en bois de manière erratique pour feinter une quantité acceptable de produits. Par manque de fer solide, toute sorte lame était absente du pauvre arsenal.
« Êtes-vous prête à abandonner vos arcanes après avoir réparé les torts du Yuukan ? »
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