Que signifie vivre ? se demandait le Shinrin, seul face au miroir ondulé de la limpide rivière. Il avait beau au gré de son existence contempler les hommes, soit avec un regard bienveillant, soit avec un mauvais, il les trouvait toujours occupés, tous et chacun en particulier à la même tâche : à faire ce qui est utile pour la conversation de leur propre espèce. Le paradoxe était pourtant le suivant : la très grande majorité n’avait aucun sentiment d’amour pour cette espèce. Ils n’étaient que soumis à cette chose, aussi ancienne qu’inexorable, aussi invisible que forte : l’instinct. En effet, c’était précisément ça l’essence de tous shinobis et soldats, cette composante increvable qui ralliait le troupeau autour d’un désir commun : Ne pas mourir et proliférer. Alors quel sens pour l’homme nuisible qu’était le Shinrin ? Plongeant son regard dans celui de son reflet, il comprenait que l’homme nuisible était peut-être le plus utile au point de vue de la conservation de l’espèce car il entretient chez lui, ou par son influence sur les autres, des instincts sans lesquels l’humanité serait amollie ou corrompue depuis belle lurette. La haine, la méchante joie, le désir de domination ou encore de rapine, toutes ces choses qui fondaient ‘le mal’ font partie de l’extraordinaire économie de la conservation de l’espèce. Une économie certes coûteuse mais qui prodigue en somme excessivement insensée une conservation de l’espèce au travers des âges et des temps les plus rudes. Alors qu’importe l’homme qui pense vivre de façon déraisonnable ou mauvaise au détriment de l’espèce, cela n’a pas permis jusqu’à ce jour d’étreindre la flamme de la vie, bien au contraire. Ce qui aurait pu nuire à l’espèce s’est peut-être éteint il y a des milliers d’années et fait maintenant partie de ces choses qui, même auprès de Dieu, ne sont plus possibles. Alors qu’importe qu’il soit bon ou qu’il aille suivre les plus mauvais penchants qui existent et d’aller avant tout au-devant de sa propre perte car dans tous les cas il sera d’une façon ou d’une autre un bienfaiteur pour l’homme. Qu’importe les louanges, qu’importe les railleurs, il rirait de lui-même comme il conviendrait de rire, car personne, même le plus grand des génies, n’a aujourd’hui la véracité pour venir le contredire. Au fond, ne disait-on pas que l’espèce est tout et que l’individu n’est rien ? Alors sous la belle philosophie de cette maxime il succombe à la douce délivrance de la sagesse, s’enivrant de l’ultime irresponsabilité d’être, par son caractère individuel, une insignifiante poussière dans ce monde infini. Là le temps de vivre donc de cette divine comédie apportée par le savoir introspectif : la comédie de l’existence consciente à elle-même. Ce n’était pas le temps de la stratégie, de la morale ou de la religion, c’était le temps de l’insouciance.

Toujours seul devant l’eau de la mangrove, sous l’air frais de cette révolution personnelle, l’homme nouveau se débarrassait en quelques coups de lame de ses cheveux les plus longs qui finiraient leur vie en flottant sur les ondes éveillées du petit fleuve. Son ouvrage capillaire terminé, il s’affaira dès lors à son visage, s’appliquant sur la peau simultanément sous le coup de deux pinceaux une douce mixture de cochenille qui deviendrait l’emblème de son renouveau. De vives rayures rouges venaient ainsi faire surface sur sa face, rappelant le rôle du héros dans le théâtre kabuki, le rouge symbolisant la vertu et la puissance.

Ainsi naissait de nouveau Shinrin Hanzo, le dramaturge, esprit éveillé de ce monde désirant abattre sur cette dernière son courroux le plus ardent sous la forme de sa divine comédie ; son œuvre de bois et de métal qui sous le chant des pies et l’acclamation des arbres, viendraient un jour emplir le monde d’un noir et sombre dessein : celui d’accepter la vie sans sa forme la plus pure, celle du désespoir.