Jirô entendit le vacarme des tambours. Des peaux que l'on frappe. De leur écho dans le silence de la jungle. Puis tout se mit à tourner. Le rugissement des percussions se fondit dans l'air. Et l'air dans le vide. Et le vide fut comme un tourbillon, qui emporta Jirô. Il ferma les yeux ...
Pour les rouvrir dans la même clairière. Exactement semblable. A la seule différence qu'il n'y avait plus personne. Plus de cérémonie. Plus de brouhaha des tambours. Plus de sceau géant tracé au sol. Simplement la clairière nue, et, tout autour, la forêt sauvage d'Ue. Etait-ce un rêve ? Une illusion ? Probablement une sorte de transe, indue par le sceau sur lequel il avait pris position ... Il semblait toujours avoir le plein usage de sa raison. C'était une bonne chose. Car, sans son épée, c'était son arme principale. Et quelque chose lui disait qu'il allait en avoir bien besoin ...
Un nouveau grondement retentit. Plus grave que celui des tambours. Plus menaçant, en quelque sorte. Il fut bientôt suivi d'un craquement sinistre, qui semblait gagner en ampleur et s'approcher. C'était comme une vague furieuse, dont le courroux croissait à mesure qu'elle avalait la mer. Un raz-de-marée prêt à déferler sur lui. Et bientôt, une ombre pesante enveloppa la clairière. Il leva le nez ... Et il le vit.
Le guerrier géant à l'armure rouge. Le colosse écarlate. Sa cuirasse rutilait dans le plein jour comme la carapace d'un homard. Son visage masqué était un nuage orageux. Sa lame, une bourrasque dévastatrice. Une sorte de divinité était apparue, et laissait peser tout son poids sur la forêt. Jirô resta immobile, tremblant d'une stupeur soudaine. Cette apparition n'était pas pour le rassurer. Et le sabre apparu dans sa propre main ne suffisait pas à lui donner confiance en lui. Il lui servait tout juste à comprendre à quoi il avait affaire. Car, son épée sans nom disparue, et changée par une simple lame, il comprenait que son vestige se tenait devant lui. C'était un géant, caparaçonné de rouge.
Jirô fit volte-face, et courut à travers la forêt. Fuir était son premier réflexe. S'il ne le faisait pas, il était à peu près certain de finir écrasé sous les pieds du géant. Et, quand bien même il était certain d'être dans un état de réalité altérée, il n'avait pas très envie de prendre le risque de mourir. Ni d'échouer, d'ailleurs. Il avait vagabondé dans l'obscurité et l'ignorance trop longtemps à son goût pour reculer face à la première difficulté venue. Alors, pourquoi fuyait-il ? Pour gagner du temps. Pour réfléchir. Et ... Parce qu'il avait foutrement les jetons.
Derrière lui, le fracas des arbres s'écrasant sur le passage du colosse ne s'arrêtait pas. Au contraire, il semblait que ce grondement d'enfer prenait de l'ampleur, gonflait. Comme si le prédateur se rapprochait. Jirô sentait maintenant la sueur perler à son front, à grosses gouttes.
"Tu fuis sans but ..."
Il eut un moment de sursaut, de stupeur. Un moment d'inattention fatal, qui l'empêcha de remarquer la main géante à sa droite. Il encaissa le choc de plein fouet. La baffe monumentale l'envoya valser à travers la jungle, percutant troncs et branches, en brisant quelques-uns au passage, jusqu'à atterrir dans un lit de mousse justement placé. Il eut le souffle coupé pour un petit moment mais, étonnamment, il ne semblait pas souffrir de grave blessure. Il ne ressentait pas de grande douleur, en tout cas. Simplement l'étourdissement du choc.
Il se releva péniblement, et raffermit son emprise sur le sabre, qui constituait sa seule arme. Mais une arme bien faible, face à un adversaire de cette taille. Tout au plus, il arriverait à griffer la cuirasse robuste qui recouvrait tout son corps. Comment le vaincre, alors ? Le pouvait-il seulement ? Ne l'avait-on pas envoyé au casse-pipe volontairement ? Il reprit sa course à travers la forêt, boitant un peu, slalomant entre les arbres. Et toujours, derrière lui, le rugissement furieux du colosse ...
"Tu ne triompheras pas comme ça, enfant stupide ..."
La voix du géant était comme une tempête. Un nouveau coup arrivait. Jirô le vit venir, cette fois. Il bondit en avant, mais ce n'était pas suffisant pour éviter complètement la main monstrueuse. Il fut touché à l'épaule, et roula sur le sol jusqu'à percuter un tronc. Cette fois, la douleur était bien là. Il sentait même le goût de fer du sang dans sa bouche. Diable, cette épreuve portait bien son nom ...
Fuir semblait inutile. Eviter les assauts aussi. Le monstre était trop colossal pour ça. Alors quoi ? Il était condamné à essayer de terrasser la bête avec un simple sabre ? Le pari semblait truqué. Mais la raison lui dictait qu'il n'avait pas vraiment d'alternative.
"Toutes ces connaissances, et un esprit si faible ..."
Jirô fronça les sourcils. Le géant était-il en train de lui faire la leçon ? Il le voyait déjà lever son épée, qui était comme une guillotine géante menaçant d'emporter la moitié de la forêt avec elle s'il l'abattait.
"J'ai vu dans ton coeur, enfant du Bois, et j'y ai vu la lâcheté ..."
Ca, il n'avait pas tort ... L'épée s'abattit. Jirô fit un bond de côté. Il évita le couperet, mais non sans conséquence. Il sentit le sol trembler sous ses pieds. Ce pouvait tout aussi bien être l'apocalypse. Lorsqu'il se retourna, il vit la faille profonde que le sabre géant du colosse avait creusé dans la terre. Il regarda à nouveau sa propre arme. Il y avait définitivement un déséquilibre.
"Tu ne connaîtras pas mon nom comme ça ..."
Le déclic se fit. Cette épreuve consistait finalement à apprendre le nom de son épée. Simplement. A l'apprivoiser. Et à gagner son pouvoir ... Et il semblait que cela passait par ... le fait de gagner son estime ? C'était absurde. Non ? Ces années passées à la recherche de son identité, de son pouvoir, de son histoire, n'était-ce pas une preuve de dévouement suffisante ?
"Pas de livre pour t'aider, enfant ... Tu es seul, face à moi ..."
C'était comme si le colosse lisait dans son esprit. Il avait raison, pourtant. Pas d'aide extérieure. Aucun refuge. Il était ... seul. Accélération des battements cardiaques. Adrénaline. Sueur abondante. Acuité visuelle accrue. Etait-il ... en train de paniquer ? Il avait l'habitude de la solitude, pourtant. Il avait mené bien des combats seul. Enfin, avec ... avec son épée. Et voilà qu'il lui faisait face. Son unique alliée devenait son ennemie. Voilà de quoi désemparer le plus brave des hommes ...
A nouveau, la main du géant se leva. Il frappa. Jirô esquissa à peine un bond sur le côté pour éviter l'assaut. A quoi bon ? Il avait perdu d'avance. Le choc le projeta sur plusieurs mètres, et s'accompagna d'une douleur toujours plus vive. Il était condamné à l'échec. Et il était certain qu'il s'accompagnerait du silence éternel de son épée. Elle resterait sans nom, à jamais. Un nouveau coup. Nouveau choc. Nouvelle douleur.
"Tu renonces, enfant ..."
Le rugissement de la voix se faisait plus lointain. Oui, Jirô renonçait. Il était prêt à prendre tous les coups qu'il faudrait. Il voulait en finir. Après ça, il aurait échoué. Il ne serait pas un sabreur. Il pourrait oublier son épée. La reléguer dans un coin de sa mémoire et ne plus jamais y penser. Et avec elle, c'étaient tous les souvenirs de son histoire qu'il pourrait détruire. Son enfance. Ses connaissances prodigieuses. Sa vivacité d'esprit. Sa malice. Le souvenir du massacre des siens. Sa quête pour découvrir l'identité de son arme. Sa soif de savoir. Sa soif de ...
Il avait bondi avec une vigueur nouvelle pour éviter le nouvel assaut du colosse. La main géante s'écrasa au sol et le fit vibrer avec plus d'intensité que jamais. Mais Jirô s'en était tiré intact. Et déjà, il escaladait le bras du géant. Une flamme s'était allumée en lui. Aurait-il renoncé si facilement à ce qu'il avait été jusque-là ? C'était faire une croix sur bien des choses. Oh, il n'avait pas beaucoup d'estime pour lui-même ! Il n'était pas le plus brillant des hommes, pas le plus fort, ni même le plus intelligent. Il n'était pas le plus bon, le plus généreux, le plus amical. Mais diable, il était tout de même lui.
Le fer de son sabre crissait sur l'armure du guerrier géant alors qu'il remontait la courbe de son bras. Les étincelles volaient furieusement. La main libre du colosse s'approchait pour l'arrêter. Jirô fit un simple mouvement de sa lame pour la repousser, et le membre colossal s'écarta.
"Oui, bats-toi, enfant ..."
La voix ne grondait plus dans l'air. C'était comme si elle vibrait en lui ...
"Fais-moi face ..."
Jirô courait maintenant sur son épaule. Il s'approchait du visage masqué. La bouche de celui-ci s'ouvrit, comme un gouffre noir.
"Et entends mon nom ..."
Il s'y jeta, sabre en avant. Et son corps semblait s'entourer de flammes. Il brûlait littéralement d'une ardeur pleine et entière. Ce fut le noir complet. Les ténèbres.
Puis la clarté du jour. La clairière intacte. Le cercle rituel autour de lui. Et son épée, qui lui faisait face. Il en effleura le pommeau ... Et l'image nette d'un géant caparaçonné de rouge lui apparut.
"Akaban ..."