À contre-courant
Les hommes tendaient à se rassembler, en tant qu'animaux sociaux. Les tribus érigeaient des villages, et les plus polarisants d'entre-eux devenaient les bases fondatrices de hameaux plus diversifiés, puis de villes. Leurs habitats avaient évoluées avec le temps et les besoins, pour devenir les bâtisses sophistiquées et solides qui jaillissaient de partout comme de mauvaises herbes. Des guerres déchiraient les hommes, ravageaient des villes, abattaient ces édifices symbolisant pourtant l'évolution du genre humain - le tout, causé par l'homme lui-même. Un animal social, savant, mais autodestructeur.
Kaname, lui, avait choisi de faire marche arrière, d'aller à contre-courant. La vie sans attaches lui avait été inculquée par les siens depuis son plus jeune âge, cette même famille qui constitua très longtemps son seul cadre d'interactions sociales durables. Il n'avait aucun mal à se priver de ce qui constituait le confort minimal et nécessaire des uns, et n'agissait pas en ce sens dans le but de prouver quoi que ce soit, de s'infliger le supplice pour se donner une consistance. S'il savait les hommes parfois bêtes et repoussants, il n'était pas misanthrope, et ne cherchait à fuir personne en s'écartant des sentiers battus.
Il cherchait instinctivement à regagner ce qu'il connaissait; la nature. Plus fondamentalement encore, il se cherchait lui-même.
Il était arrivé en été de l'an 203 sur l'Archipel. Il y avait retrouvé sa soeur, et s'était confronté à elle des suites de leurs retrouvailles plus qu'houleuses. Lors de cette entrevue, au-delà de se rendre compte que Reikan était saine, sauve et surtout bien plus forte qu'elle ne l'était la dernière fois qu'il l'avait vue, il s'était retrouvé face au mur. Qui était-il, finalement ? Il se présentait comme le fils de Yasei Ragna, s'était renforcé comme il le souhaitait du plus profond de son être... mais il avait presque l'impression de se mentir, en s'identifiant à ce patronyme qu'il ne méritait que d'extraction.
Il n'était pas un enfant de la nature, contrairement à Reikan, qui avait su lui démontrer ce dont un Yasei était capable. Il avait été capable d'y palier, en se développant à sa propre façon, mais la démonstration de sa cadette avait creusé un vide en lui. Un vide, vite rempli par une sensation désagréable qu'il aurait aimé pouvoir chasser d'un revers de la main, tant il s'en sentait honteux en y resongeant.
Kaname était jaloux. En se cherchant, il s'était construit une autre identité. Celle d'un mercenaire sympathique et fort serviable. Celle d'un élève assidu, désireux de se verser dans un art que les siens ne lui avaient jamais fait découvrir. Il avait même hérité d'un nouveau nom. Son lien l'unissant à celle qu'il désirait venger lui semblait bien ridicule, lorsqu'il repensait à Reikan et à sa ressemblance frappante avec leur mère lorsqu'elle faisait appel à son don héréditaire.
Perdu, ébranlé, jaloux. Son incursion dans l'Archipel de Mizu ne ressemblait décidément pas à ce qu'il s'était imaginé. Il s'y était perdu depuis presque six mois. L'automne et l'hiver étaient passés sans crier gare, et il n'avait toujours pas reposé le pied sur le continent qui l'avait toujours porté. Il s'était contenté de faire comme il avait toujours fait, en arpentant les îles de l'Archipel où l'on voulait bien l'accueillir, écoutant les uns et aidant les autres... mais avec un peu moins d'entrain qu'il n'aurait aimé.
Ses pérégrinations prirent fin sur l'île d'Ue, parfaitement sauvage et inhabitée. La bise hivernale cédait la place, balayée par les embruns plus cléments d'un printemps qui pointait timidement le bout de son nez pour exalter la faune et la flore à nouveau.
La vie reprenait son cours tout autour de lui, et il s'éveillait enfin. Le colosse à la toison de feu sentait l'appel de la nature, renouvelé. Bientôt, il devrait quitter Ue, et rendre une dernière visite à Reikan, avant de reprendre son propre cheminement.
···
À une demi-heure de marche de la côte, perchée entre deux grands arbres au branchage fourni et épais, la hutte du Yasei présidait sur la faune qui s'agitait sous les couleurs d'un nouveau jour naissant. Rafistolée à partir de bois mort, de renforts de pierre étant très certainement les fruits de son Ninjutsu et de feuillage tressé en guise de toiture - presque - étanche, la bicoque ne payait pas de mine, mais avait su l'abriter de tout ce qui aurait pu essayer de s'en prendre à lui. Les insectes - un poil trop gros, selon lui -, certains prédateurs félins et même certains oiseaux de proie qui chassaient en ces lieux avaient su le convaincre qu'un toit, des murs et une porte ne seraient pas de trop, s'il voulait rendre son excursion vivable.
Suspendus à des cordes nouées autour des grandes poutres et branches qui soutenaient la hutte, les quelques petits sacs de vivres et d'effets personnels de Kaname n'attendaient que d'être récupérés, déjà remplis en prévision du voyage retour. Le navire qui l'avait déposé serait celui qui le récupérerait; grâce à Jinrai, il avait pu faire parvenir une missive à son capitaine, qui était supposé venir le chercher au plus tôt. S'il tardait, la harpie féroce se ferait un plaisir de lui pourrir la vie, avec ses serres puissantes et ses coups de bec insistants que le Yasei ne connaissait que trop bien.
La porte s'ouvrit, chassant quelques oiseaux de la canopée surplombant la hutte, et dévoila la silhouette de son occupant. La chaleur et l'humidité l'avaient poussé à troquer son kosode et son hakama pour un simple yukata noir et léger, très largement ouvert sur son torse. De son regard d'ambre, Kaname parcourut la flore en contrebas.
Pas d'embuscade aujourd'hui ? songea-t-il, les lèvres pincées. En effet, il n'y avait pas la moindre trace de puma ou de léopard embusqués ce jour-là; du moins, pas dans les environs directs de son campement.
Rien qu'en ce sens, la journée s'annonçait bonne. Il avait beau être entraîné à combattre les hommes et les shinobis, le grand roux ne se sentait vraiment pas la moindre envie de jouer à chat avec des félins aux griffes assez longues pour l'égorger.